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09/06/2005

Les ramasseuses

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Les ramasseuses



Ce matin je suis retourné sur cette plage dont je vous ai déjà parlé plusieurs fois et où j'aime tant aller me promener.
C'est dans la Baie du Mont Saint-Michel : à marée basse, quand la mer s'est retirée, on peut marcher pendant des kilomètres sur le sable mouillé sans atteindre l'eau. C'est alors un vaste domaine désertique, où il n'y a que les goélands et les canards qui passent dans le ciel, avec de loin en loin seulement un tas de varech ou une ligne de desures pour attirer le regard.
Marcher dans la Baie, c'est comme marcher dans un désert ou naviguer sur l'eau : il faut avoir un but à se fixer autrement l'ennui vient très vite de ne pas savoir où aller. Si on se promène dans la campagne ou en ville on est obligé de suivre les chemins ou les trottoirs des rues. Cela nous guide et on peut toujours choisir de tourner à gauche ou à droite pour suivre une rue ou un autre chemin. Mais dans la Baie, dans cette immense étendue plate, on a toujours en permanence la totalité du paysage sous les yeux. Aller à gauche ou à droite n'a plus aucun sens : il n'y a pas de route à suivre et on peut aller partout. C'est pour cela que dans la Baie, au delà des dangers que l'on peut y trouver, il faut toujours savoir où l'on va : c'est quand on a le nez sur les choses qu'elle deviennent différentes. Il y a des coins où l'on pêche et d'autres où il n'y a rien, mais de loin tout se ressemble, surtout pour celui qui n'est pas habitué à venir tous les jours.
De loin je voyais deux silhouettes penchées que je pris pour des pêcheuses de coques.
Je décidai d'aller vers elles. C'était un but comme un autre, juste une direction dans laquelle marcher, et comme j'ai beaucoup d'amis sur cette côte je me disais que si je les connaissais cela me donnerait l'occasion de les saluer et d'échanger quelques mots.
Les coques sont par excellence le fruit de mer de la région : elles sont toujours abondantes et on commence à les pêcher dès la plus tendre enfance tant cette pêche est facile ! Souvent il n'est même pas besoin de regarder au sol : on les sent sous les pieds en marchant, il y en a des tapis entiers. Il suffit de racler le sable avec un petit râteau pour les voir apparaître et il n'y a qu'à les ramasser pour en emplir des paniers. Elles ne se vendent pas cher, mais la Baie est généreuse et des générations de pêcheurs se sont nourris du produit de leur pêche. Pour les touristes et les amateurs elles sont aussi le moyen le plus sûr de passer un bon après midi.
En m'approchant je vis que les deux silhouettes penchées m'étaient inconnues. C'était deux femmes au teint mat et aux lourds cheveux noirs relevés en chignons et dont les jupes de cotonnade colorée descendaient à la hauteur des mollets. Le bas de leurs jupes était trempé par l'eau de mer et gris de vase salée, mais elles n'avaient pas l'air de s'en préoccuper. C'était deux gitanes ; elle devaient venir de ce campement de caravanes que j'avais aperçu tout à l'heure. J'étais étonné car elles n'avaient pas de panier, ni rien où mettre leur pêche. Pourtant elles étaient penchées en avant, dans la même position que les ramasseuses de coques et avaient l'air de fouiller le sable à la recherche de quelque chose.
Je m'approchai d'elles jusqu'à presque pouvoir les toucher. La plus jeune me regarda d'un air courroucé, me montrant que je les gênais. J'hésitai un peu, puis je leur demandai ce qu'elles étaient en train de chercher. Ce fut la plus vieille des deux qui me répondit, alors que l'autre faisait semblant de ne pas m'entendre :
« Mais si, il faut répondre à cet homme là ! dit elle ; peut être qu'il a un peu d'argent et qu'il sera intéressé ! »
Puis, se tournant vers moi :
« Monsieur, me dit elle, j'ai quelque chose pour vous, pour vous donner le bonheur ! Si vous m'achetez, vous serez heureux, vous obtiendrez tout ce que vous désirez ! »
J'avais souvent entendu ce genre de boniment et je ne suis pas d'une nature crédule. Mais d'entendre cela dans un tel endroit me fit sourire.
« Ne souriez pas monsieur, me dit elle. Nous, les vieilles gitanes, nous savons trouver des choses que personne ne trouve, et même ici, même les pêcheurs les plus malins ne sont pas capables de trouver ce que nous trouvons dans la vase.
« Montrez moi, lui dis-je. Vous pouvez toujours me montrer, peut-être que j'achèterai ! »
J'avais envie de savoir ce qu'elle allait me raconter et ce qu'elle serait capable d'inventer pour me soutirer quelques euros.
Elle fouilla dans sa poche et en retira une sorte de perle ovoïde, quelque chose qui aurait pu ressembler à une larme de verre, ou à une pampille de cristal provenant d'un lustre ancien.
« Vous voyez cela ? Me demanda-t-elle ; vous n'en avez jamais vu ? Eh bien c'est ce que nous nous pêchons ici ! Et cela peut vous porter bonheur pendant une lune entière, quatre semaines de bonheur ! Vous avec déjà vu ça ? »
Je convins que je n'avais jamais vu « ça ».
« Eh bien me dit-elle, si vous le voulez donnez moi tout de suite un billet de cent euros, et je vous dirai ensuite ce que c'est ! »
Je flairai l'escroquerie et ne voulu pas me laisser faire.
« Je n'ai pas d'argent sur moi, répondis-je, ce sera pour une autre fois.
« Tant pis ! Me dit-elle brutalement ; il n'y aura pas d'autre fois ! »
Elle donna un coup de coude à sa compagne pour lui faire signe de se relever et elle s'éloignèrent rapidement, me laissant seul sur place.
J'étais un peu décontenancé par leur attitude et je ne savais pas trop quoi dire. Y avait-il quelque chose à dire d'ailleurs ? Cela paraissait irréel, comme des mots entendus rapidement sans avoir le temps de leur donner un sens. Je me sentais un peu bête et en même temps je ne comprenais pas pourquoi.
Quand elles furent arrivées à quelques dizaines de mètres la plus âgée des deux s'arrêta et se tourna vers moi. Puis, haussant la voix pour couvrir le bruit du vent elle me cria :
« Ce qu'on pêche ici monsieur, que je vous ai proposé et que je ne vous proposerai jamais plus, ce que seules les vieilles gitanes savent trouver dans cette vase grise et collante, ce sont des larmes de dauphins ! »

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