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09/06/2005

Portrait

Sur la grève






Ils marchaient sur la grève. Le vent qui soufflait faisait voler leurs cheveux et leurs vêtements. Elle, grande, forte, les pommettes rougies par le froid et les paupières à demi fermées pour se protéger les yeux du sable qui leur fouettais le visage ouvrait la marche d'un pas vigoureux. Un lourd panier chargé de coquillages pendait au bout de chacun de ses bras et elle marchait à l'intérieur d'une jante de bicyclette posée sur les paniers qui empêchait ses charges de se rabattre sur ses mollets. Elle avait connu ce système pendant son enfance de paysanne de l'intérieur : quand elles portaient des seaux lourdement chargés pour nourrir les bêtes les filles des fermes se protégeaient les jambes par un cercle d'osier. Ce système supprimait l'effort nécessaire à maintenir un écart et permettait de moins se fatiguer. Une fois mariée avec ce gars de la côte elle avait voulu continuer à utiliser le même outil.
Au début son mari s'était moqué d'elle :
„T'as l'air fine avec ta roue de vélo !“ avait-il dit. Lui était resté adepte du dossier lourdement chargé de crevettes ou de coques, qu'on maintenait par une large sangle passant par devant les épaules, et sur lequel on empilait les bichettes et tout le matériel ayant servi à la pêche. Ce fardeau, qui obligeait à marcher penché vers l'avant pour maintenir son équilibre, permettait de porter des poids qui auraient pu paraitre démesurés. C'était le système qu'utilisaient tous les pêcheurs à pied de la Baie depuis des générations.
Elle, n'aimait pas le dossier ; elle n'arrivait pas à s'y faire et avait l'impression d'étouffer chaque fois qu'elle entrait les épaules à l'intérieur de la boucle. Alors, au bout d'un certain temps, il avait fini par admettre qu'elle ne ferait jamais les choses comme lui et il l'avait laissée faire.
Il était plus petit qu'elle, et aussi plus sec et plus nerveux. Il avait le poil noir et le teint mat, comme on en trouve de manière étonnante sur les côtes de Normandie. Ils détonnaient tous les deux : elle, grande, blonde presque rousse, aux formes généreuses mais souvent silencieuse : elle avait été habituée à travailler seule, sans parler ni pour se plaindre ni pour s'amuser. Lui, avait passé son enfance comme mousse puis petit matelot sur les grands chalutiers. Il ne connaissait que la voix forte qui sert à la fois à couvrir le vent et à donner des ordres.
Mais dans la baie, entre eux, il n'y avait pas besoin de paroles. Ils connaissaient tous les deux leur tâche qui était de rapporter le produit de leur pêche à la côte. C'était à chaque fois plusieurs kilomètres de marche, les pieds nus dans le sable mou, obligés de faire parfois des détours pour ne pas s'enfoncer dans une vasière, avec en plus la tangue qui collait à leurs pieds et alourdissait leurs pas. Ils marchaient les yeux fixés sur un bouquet d'arbres, au loin sur la dune, qu'ils regardaient comme une récompense. Ils savaient que là les attendait une camionnette vétuste et à demi rouillée où ils pourraient cesser cet effort ininterrompu et s'asseoir au sec et au chaud.

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