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21/11/2017

Conte sous la lune

Conte sous la lune

 

 

 

 

 

 

          C'était l'automne, au début de décembre et il ne faisait pas froid. La lune se découpait à travers les feuilles des arbres. Un homme était couché au sol, adossé contre un rocher ; il regardait le ciel à travers les branches dénudées et respirait lentement. Il était las d'avoir trop marché. La nuit qui l'avait surpris brutalement, alors qu'il était encore loin de tout village, l'avait forcé à s'arrêter. Il n'aimait pas marcher dans l'obscurité ; sur cette route sombre et mal définie il avait peur de se blesser contre un obstacle, de choir et se tordre peut-être une cheville. Il avait vu ce rocher dans la pénombre et s'était assis. Il avait sorti une bouteille de vin qu'il avait dans un sac, accroché sur son dos, et l'avait portée à ses lèvres. Il lui restait du vin mais n'avait plus rien à manger. Il avait compté arriver dans un village où il aurait pu trouver un commerce ouvert et acheter des victuailles, mais il était trop tard. Avec la nuit il risquait de se perdre et de toutes façons, entre coucher dans la forêt ou arriver dans un village aux portes closes, il n'y avait pas une très grande différence. Ici, au moins, il n'y avait pas de chiens qui aboient ni de volets qui s'ouvrent pour guetter à qui appartiennent les pas qui résonnent dans la nuit.

          Il ne lui restait plus rien à manger ; il ne lui restait que du vin mais il pouvait attendre, il n'avait pas très faim. Il était fatigué d'avoir marché des heures et des heures sur les chemins de cette contrée où les villages sont éloignés les uns des autres. Tant que le sol était sec il était aussi bien ici que n'importe où ailleurs. Bien sûr, il aurait apprécié de coucher dans les draps frais d'une chambre d'hôtel ; Il aurait pris une douche chaude et se serait étendu, nu, sur le lit grand ouvert, sans pudeur, bien à l'abri derrière les murs de la chambre. Mais il n'était pas gêné non plus à l'idée de dormir dans la forêt. Ce n'était pas la première fois, loin de là, et tant que le temps n'était pas froid...

          N'ayant rien à faire il n'avait pas besoin de lumière. Les premières fois qu'il avait dormi ainsi c'était ce qui l'avait le plus dérangé et puis il s'était habitué. Il avait compris que la lumière ne lui aurait servi à rien : Il n'avait pas de cuisine à préparer, pas de livre à lire ; il n'avait qu'à s'allonger et regarder le ciel dans lequel couraient les nuages.

          Certaines fois il essayait d'imaginer ce qu'aurait été sa vie s'il n'avait jamais marché, si il était toujours resté au même endroit, assis, à regarder les mêmes choses. Il sourit à cette idée ; il pensait que c'était le sort de beaucoup de gens et que ces gens ne s'en rendaient même pas compte le plus souvent. Lui, cela faisait maintenant des années qu'il marchait, jour après jour et sans aller nulle part. Et comme il n'avait pas de but, il allait partout. Il avait traversé des milliers de villages, contemplé des milliers de paysages ; il n'avait pas vraiment besoin de compagnie : de temps en temps, quelques mots lui suffisaient quand il allait dans une épicerie ou s'arrêtait dans un café. Les conversations le lassaient vite ; il les trouvait inutiles. Il trouvait que les gens ne parlaient jamais de l'essentiel, qu'ils ne s'interrogeaient jamais sur le monde, sur l'univers, sur la beauté des choses, sur la course des étoiles dans le ciel ou la signification du chant des oiseaux. 

          L'homme était assez âgé.  Il n'était pas pauvre ; Il avait été marié et avait divorcé, et il avait eu des enfants que, après son divorce, il avait perdu de vue peu à peu. Il était resté seul ; il n'avait pas comme on dit, "refait sa vie". Il s'était simplement contenté de la voir couler comme l'eau d'un ruisseau qui ne sait pas trop où elle va et se contente de suivre la pente la plus propice. Un jour, la limite d'âge venant, il avait du cesser son travail et s'était trouvé à la retraite. Il n'était pas très vieux, mais quand l'entreprise dans laquelle il travaillait l'avait licencié on lui avait dit que de toutes façons il ne retrouverait plus rien et qu'il faudrait qu'il s'habitue à ne plus travailler. On lui avait versé une indemnité qui n'était pas énorme mais dont les revenus mis au bout de sa retraite lui assuraient de quoi vivre. Il n'était pas très dépensier ; il était d'une nature assez contemplative et n'avait pas de gros besoins. Alors, après quelques mois passés à tourner en rond dans son quartier, il avait décidé de partir sur la route et avait mis un locataire dans sa maison. 

          Déja, avant, c'était un randonneur ; pendant ses vacances il avait l'habitude de partir une ou deux semaines sur les petites routes de montagnes ou de suivre les chemins douaniers du bord de mer. Alors il avait commencé à marcher à longueur de journée, sans jamais savoir où il allait. Il ne voulait pas se donner de but et comptait en toute chose sur le hasard. Au cours de son étrange randonnée il dormait dans des petits hôtels et mangeait dans des petits restaurants bon marché. Il lui arrivait de rester quelques jours au même endroit quand il le trouvait très beau et qu'il voulait en profiter un peu, mais, de manière générale, quand il était arrivé le soir dans un village il en repartait le lendemain matin, toujours du même pas lent et régulier. Il lui arrivait de temps en temps de se faire arrêter par les gendarmes ou contrôler par la police. Quand il passait dans les villages on le prenait pour un vagabond. C'en était un en quelque sorte, mais comme ses papiers étaient en règle et qu'il avait toujours de l'argent sur lui et pouvait le justifier personne n'avait rien à lui reprocher. Les gendarmes en étaient quitte à se gratter la casquette et à se demander avec quel drôle d'oiseau ils avaient affaire.

           Il ne comptait pas les kilomètres et ne cherchait pas à parcourir de longues distances. La seule chose qui lui importait était de voir le monde défiler sous ses yeux et d'avoir le temps de le contempler. Bien sûr, voyageant ainsi, sans plan ni méthode, il lui arrivait de se tromper dans ses estimations de distance ou d'arriver le soir dans des villages où il n'y avait aucun hôtel ni endroit où coucher. Comme il était très digne il considérait que frapper à une porte pour demander le gîte aurait été s'abaisser et il s'interdisait de faire ce genre de choses. C'est ainsi qu'il lui arrivait de dormir dehors, comme cette nuit dans la forêt. Il n'en était pas malheureux ; il avait le sentiment que le monde lui appartenait et il se sentait chez lui sous le ciel étoilé.

          Il se souvenait avoir lu, quand il était jeune, une bande dessinée de Gébé où le héros, étant couché dans l'herbe et regardant les étoiles, se prenait pour la figure de proue du vaisseau spatial "Terre". Il avait admiré cette image et se sentait très proche de cette sentation. Il y a bien longtemps, quand il avait été étudiant, il avait fait des études de philosophie. Il se rappelait les grecs anciens, les stoïciens, Diogène, les stylistes et toutes ces écoles de pensée qu'il rapprochait des yogis indiens qui se promènent nus et couverts de cendres et sont capables de rester des années debouts sur une seule jambe. Il trouvait qu'après tout, ces courants philosophiques étaient tous originaires du même tronc commun, quelque part à l'ouest de l'Himalaya, de la même pensée polythéïste qui plaçait l'homme au sein de la nature en interaction avec les dieux et les fleurs, les étoiles et les animaux.

          Il écoutait les bruits de la forêt : le hululement régulier des chouettes qui se répondaient et qui était facile à identifier, mais aussi des tas d'autres bruits, des appels, des chuchotements, des frottements qui venaient de l'obscurité toute proche et qui lui disaient que la forêt avait oublié sa présence, ou au moins s'était habituée à lui. Tous ses sens étaient aux aguets ; il cherchait à se représenter toute cette vie qu'il entendait et qu'il ne pouvait voir. Il attendait : il pensait qu'un jour il ferait tellement partie de cet environnement que les animaux viendraient lui rendre visite et cesseraient de se cacher. A force d'écoute et de communion toujours la même chose se passait : au bout d'un moment il sentait son corps se dissoudre et seul le ciel existait. Il avait l'impression de parvenir à n'être qu'un pur esprit et à oublier ses contingences physiques. Il s'endormait. Alors la lune se voilait les yeux d'un masque de nuages et pour lui faisait l'obscurité.

 

 

 

                                                                                                                              12/02/03 

20/10/2017

Conte d'hiver

 

 

 

 

Conte d'hiver

 

 

C'était hier. J'étais allé faire un tour à la plage histoire de respirer quelques minutes le vent glacé qui soufflait du nord. Du haut de la dune, de là où s'arrêtait la route, je voyais les rouleaux gris de la marée qui montait et envahissait cette grève mélangée de sables et de vases qui s'étend depuis Saint Jean jusqu'au fond de la baie. Sur le bord de la plage on voyait des traces de chevaux qui étaient venus s'entraîner là, plus tôt dans la matinée et que l'on faisait galoper dans le sable mou pour leur fortifier les membres.

J'enfilai une paire de bottes en caoutchouc que je gardais toujours dans le coffre de la voiture et je descendis vers l'eau. J'aime l'eau ; comme il y a des incendiaires qui sont fascinés par le feu, je suis fasciné par l'eau. Je n'ai jamais provoqué d'inondation mais chaque fois que je vois des prés envahis par une rivière je suis en extase devant la beauté du spectacle. Le moindre étang, la vue d'un canal, le cours sinueux d'une rivière sont des images qui me ravissent ; alors la mer, cette étendue vivante, magique et d'une force incommensurable, je pourrais rester des heures à la regarder, à l'écouter, la sentir.

La marée montait rapidement. Les petites vagues frisées d'écume courraient les unes après les autres et cherchaient les moindres creux de ruissellement dans lesquels elles pourraient avancer encore un peu plus vite. Souvent on dit que dans la Baie la marée avance à la vitesse d'un cheval au galop ; ce n'est jamais vrai et c'est sans doute quelque poète à la recherche d'une image forte qui est à l'origine de cette légende que les habitants des villages côtiers se plaisent à répéter pour impressioner les touristes. Néanmoins c'est toujours une vision étonnante que cette masse d'eau qui parait sans limite et se déplace sans cesse avec une régularité d'horloge.

Soudain je vis une forme sombre qui bougeait lentement entre deux eaux à quelques dizaines de mètres de moi. Je pensais tout de suite à un baigneur à cause de la forme allongée et de la masse du corps que j'entrevoyais de loin, mais je réfléchis que ce n'était pas possible en cette saison ; cela devait être une sorte de gros poisson qui s'était aventuré en ces eaux peu profondes. Je suis habitué à voir des phoques dans la Baie, soit lors de mes promenades en bateau, soit directement depuis le rivage quand ils viennent pêcher en certains endroits. On voit en général surgir une tête ronde qui regarde autour d'elle avec un air étonné, inspecte le paysage et se donne le temps de respirer avant une nouvelle plongée. Mais on ne voit jamais le corps des phoques s'ils ne sont pas étendus sur le sable à se reposer. Là, manifestement, ce n'en était pas un ; c'était d'ailleurs un plus gros animal dont la présence était complètement inhabituelle dans la région. L'eau, qui menaçait de passer par dessus mes bottes à chaque vague, m'empêchait d'approcher plus près, mais l'animal lui même venait inexorablement vers le rivage et au bout d'un moment je vis clairement qu'il s'agissait d'une sorte de dauphin.

J'avais souvent vu à la télévision des reportages sur ces cétacés qui, pris d'une sorte de folie ou désorientés par un parasite ou une maladie qui les privait de leur sens de l'orientation, se jetaient sur les plages et allaient ainsi à une mort certaine. Parfois, des volontaires qui se trouvaient là réussissaient, à force de d'entêtement et de persuasion à les faire rebrousser chemin et repartir vers le large. Cela réussisait rarement, mais parfois cela marchait ; il suffisait peut-être de temps en temps d'une intervention extérieure pour que leurs sens reviennent, un peu comme ces très jeunes enfants victimes d'un cauchemard contre lequel les parents ne peuvent rien faire et que la simple venue d'un médecin suffit à appaiser. Je m'avançais vers l'animal afin de tout tenter pour lui venir en aide. Je sentis aussitôt l'eau glacée envahir mes bottes et remonter le long de mon pantalon jusqu'à mi-cuisse.

C'est en février que la mer est la plus froide, qu'elle a perdu lentement toute la chaleur quelle avait emmagasiné pendant la belle saison et qu'elle n'a pas encore vu de belles journées qui lui permettraient de se réchauffer. De surcroît, le vent du nord qui soufflait était glacial et je compris très vite que je ne pourrais pas rester longtemps dans cette position. Je m'approchai du dauphin jusqu'à le toucher et me frottai contre lui afin de lui faire sentir ma présence. Il se tourna sur le côté et je vis un petit oeil étonné qui me regardait. Il n'était pas effrayé et je ne sentais pas non plus en lui d'agressivité. Je le carressai un peu puis, le prenant à bras le corps, j'essayai de le faire changer de direction. L'animal se débattit et m'échappa en un seul coup de queue. Il se rapprochait de plus en plus du rivage. Je revins près de lui et tentai, en faisant obstacle de mon corps, de lui interdire le chemin de la plage. Il était vigoureux et je dû bientôt entamer une lutte au corps à corps pour tenter de le faire changer de direction. Vu le peu de profondeur de l'eau à l'endroit où nous étions son ventre devait certainement toucher le sable ce qui lui ôtait une partie de sa force et m'aidait dans mon travail ; mais la mer était toujours en train de monter et le front où nous menions cette lutte pacifique reculait sans cesse. Je pensai que tant que nous serions à marée montante j'aurais une chance de lui faire rebrousser chemin, mais que dès que le flux s'inverserait il serait beaucoup trop lourd pour que je puisse faire quelque chose s'il arrivait à s'échouer sur la grève. Je n'avais pas non plus le temps d'aller chercher de l'aide : quitter la plage, aller à ma voiture qui se trouvait à près d'un kilomètre et de là au village où il me faudrait encore trouver des gens disponibles et intéressés au sauvetage d'un dauphin, ce n'était même pas la peine d'y songer. Encore en été il y aurait eu des touristes ou des vacanciers qui auraient été heureux de venir me prêter main forte dans cette aventure, mais à cette heure ci, en cette saison, il ne restait au bourg que des personnes agées qui auraient été incapables de la moindre aide quelle que fut leur bonne volonté. J'étais seul, irrémédiablement seul dans cette lutte contre la mort de cet animal obstiné qui s'entêtait à se jeter sur la plage. Je commençais à greloter et à me demander si ce que je faisais n'était pas complètement vain devant la volonté qu'affichait le dauphin. Mais chaque minute était une minute de gagnée et si je réussissais à suffisament l'agacer il finirait peut-être par repartir dans l'autre sens. Soudain je vis avec effroi que la mer avait céssé de monter. Encore quelques instants et elle entamerait son reflux et c'en serait alors fini de ce noble poisson si je n'avais pas réussi à lui faire faire demi-tour. Je redoublai d'efforts pour l'empêcher de s'échouer et le maintenir dans l'eau. C'était un travail exténuant dans cette mer gelée. J'étais maintenant entièrement trempé, j'avais l'impression que mille aiguilles me pénétraient le corps et je commençais à sentir un grand froid intérieur qui me disait clairement que je ne pourrais pas continuer longtemps à rester ainsi dans l'eau. Je sentais venir le vent désolé de la défaite en même temps que mes forces commençaient à m'abandonner.

Soudain j'entendis des claquements secs et répétés qui venaient du large. Je levai la tête et je vis, à quelques dizaines de mètres de là, encore en eau suffisament profonde, un deuxième cétacé qui venait vers moi. Mais celui ci n'avait pas du tout le même comportement calme et résolu. Au contraire, il allait et venait le long de la plage sans s'approcher trop du rivage et lançait des appels affolés en faisant claquer son bec et en poussant de petits cris pointus. Que se passa-t-il alors réellement dans l'esprit de mon dauphin ? Je l'ignore, mais dès ce moment là il marqua une hésitation dans les mouvements qu'ils faisait pour échapper à ma prise. Il était lourd, et je ne réussissais pas véritablement à le tirer du sable pour le refouler vers le large, mais de lui même, en quelques soubressauts, il regagna la mer et rejoignit son congenère qui l'appelait. Je les vis se frotter amoureusement l'un contre l'autre pendant quelques instants puis ils disparurent dans les vagues sans plus se retourner.

 

 

 

7/2/03