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12/07/2006

Chère Isabelle, 4

(Suite) 
 
 
4




           « C'est une drôle de fille se dit Pierre sur l'autoroute en pensant à Madeleine. Elle ne parle jamais d'elle même.
          Autant elle posait facilement des questions sur les autres, autant il trouvait qu'elle se découvrait peu. Il aurait aimé en savoir plus, mais lui poser des questions concernant sa vie privée l'aurait amené à dépasser les raisons pour lesquelles il la voyait ; une pudeur qu'il ne savait pas nommer le faisait rester sur sa réserve. Il avait un sentiment de culpabilité qu'il attribuait au respect des convenances et en même temps il avait peur de s'engager dans une voie qu'il n'aurait pas contrôlée et de rester interdit au bord d'un pas qu'il n'oserait pas franchir.
          En sortant de l'agence de publicité qui allait lui faire sa campagne d'affichage il avait pris l'autoroute en direction du nord. Il savait que quand il arriverait il serait déjà tard, mais au moins il serait sur place dès le lendemain pour s'occuper de ses affaires. De nouveau les kilomètres défilaient à toute vitesse. Il ne savait plus vraiment où il allait. Il savait qu'il allait à Belfort, mais il ne savait plus vraiment ce qu'était Belfort. Cela faisait-il encore partie de l'avenir ou déjà du passé ? Quelle que soit la cause de la disparition d'Isabelle il pressentait que les choses ne seraient plus comme avant.
           En repassant à la hauteur d'Orange il ressentit le besoin de retourner à la station service. Quand il fut dans le secteur il écarquilla les yeux en espérant voir quelque chose qu'il n'aurait pas encore vu. Mais tout était désespérément banal, il ne voyait rien qui put constituer un quelconque indice. Il s'attendait à voir surgir à tout moment la silhouette d'Isabelle, n'importe où, aussi bien sur les talus qui bordaient la chaussée, que sur' les parkings des aires de repos. Il se mit à toutes les explorer, même les plus simples et rudimentaires, celles qui n'avaient ni cafétéria ni commodités d'aucune sorte. Mais tout était désert, désespérément vide. Dans la cafétéria elle-même où le drame s'était noué le serveur et la caissière avaient encore changé. Comme c'était ouvert en permanence il y avait plusieurs équipes qui se succédaient. Pierre commanda une assiette de frites avec des saucisses et s'assit à l'endroit même où le premier barman lui avait dit que s'était assise Isabelle. Il aurait voulu pouvoir faire s'écouler le temps à l'envers jusqu'à revenir au moment ou elle avait été assise là. Pierre, qui ne croyait pas en Dieu, aurait aimé croire aux miracles.
          « Ce serait le moment, se dit-il, si Dieu existait, de faire quelque chose pour me le montrer. Je n'aurais plus d'autre choix que de l'accepter.
          Et en même temps il pensait à ceux qui avaient en permanence la certitude de son existence, tandis que lui, où qu'il se tournât, il sentait que le ciel était vide et qu'aucun regard n'était jamais posé sur lui, à part celui, lointain déjà, de sa mère pendant son enfance. Il se moqua de ses propres pensées, se dit que finalement cette éducation religieuse qu'il avait reçue ne le quitterait jamais mais n'aurait jamais non plus la force de le faire croire à ses vérités. Mais comme il connaissait toutes les rhétoriques de la religion il savait qu'un croyant lui aurait dit que c'était justement son manque de foi qui empêchait Dieu de se manifester.
          « Comme c'est faible, pensa-t-il, s'il suffit de ne pas y croire pour que cela ne marche pas.
          Il regarda autour de lui ; il y avait de nombreux touristes de toutes nationalités, des familles d'anglais et de hollandais en train de remonter vers le nord, et aussi des routiers belges qui dînaient avant d'aller se reposer dans leur camion. Ceux là dormiraient quelques heures et reprendraient la route en pleine nuit pour arriver au petit matin à leur lieu de destination. Il se rendit compte que Belfort était très loin de Nice. Même avec sa voiture puissante il n'arriverait pas avant que la soirée fut bien avancée. Ce n'était bien sûr pas la première fois qu'il faisait la route, mais cette fois, contrairement à l'habitude, il n'avait plus le plaisir de voyager, il s'agissait juste d'arriver, le plus vite possible. Le temps de tout mettre en place pour couvrir une absence de plusieurs jours il n'aurait certainement pas la possibilité de retourner dans le Midi dès le lendemain. Heureusement que Madeleine lui avait proposé d'aller chercher les affiches, il pourrait lui téléphoner pour prévoir un plan d'action. La première chose qu'il devrait lui demander serait de lui acheter et mettre de côté un journal où serait paru l'article d'Edmond Costello ; mais en même temps qu'il avait cette idée en tête il s'en voulu : elle y penserait certainement d'elle même et peut-être se vexerait-elle  parce qu'il n'avait pas suffisamment confiance en elle ? L'instant d'après il se dit au contraire que s'il faisait cette demande elle le prendrait comme une marque de l'importance qu'il accordait à son aide. Il ne savait plus trop quoi faire et se sentait un peu perdu. Il se rendit compte qu'il n'avait pas trop l'habitude de s'interroger sur les sentiments des autres et que finalement il était démuni.
          Soudain son téléphone portable sonna. Quand il se connecta il entendit la voix de son fils aîné.
          « Papa ? Dit celui-ci.
          « Bonjour Jean, répondit Pierre. Comment vas-tu ?
          « Ça va bien, dit Jean, ça se passe bien. Dis moi, j'essaie de téléphoner à maman depuis hier et son téléphone n'est jamais branché. Est-ce qu'elle l'a perdu, ou quelque chose comme ça ?
          Pierre s'écarta du bar pour pouvoir parler discrètement, sans être écouté par les gens qui se trouvaient à côté de lui.
          « Il y a un problème avec ta mère, dit-il. Elle a disparu depuis deux jours. Je crois qu'elle a été enlevée.
          Il raconta à son fils  l'embouteillage, les circonstances de la disparition, comment il essayait depuis deux jours de mettre quelque chose en place pour tenter de la retrouver.
          « Que fait la police ? Demanda Jean.
          « C'est la gendarmerie qui enquête, dit Pierre. Ils enquêtent ; c'est difficile d'en savoir plus.
          « Et tu crois que tu vas obtenir des résultas plus facilement qu'eux ? Demanda son fils.
          « Je ne sais pas, ce que je cherche surtout ce sont des témoignages, quelqu'un qui aurait vu quelque chose, mais je ne sais pas quoi.
          « Nous allons rentrer, dit Jean. Je vais prévenir Richard et nous allons rentrer dès demain.
          « Ça ne va rien donner de plus, dit Pierre, terminez vos vacances, vous aviez prévu de rester encore une semaine. De toutes façons vous ne pourrez rien faire de plus.
          « Nous allons rentrer, dit Jean. Ça ne serait pas possible de rester dans de telles circonstances. Même si nous ne servons pas à grand chose nous pourrons tout de même te donner un coup de main.
          « Soyez prudents, dit Pierre. La route est difficile pour venir de Grèce. Ne roulez pas trop vite et prenez le temps de vous reposer. Ça serait ridicule d'avoir un accident pour gagner quelques heures.
          Mais en disant cela il savait bien que son fils aîné, qui lui ressemblait, serait capable de faire toute le chemin d'une traite pour être revenu le plus tôt possible. Terminant son repas Pierre reprit la route. Il roulait vite pour s'éviter de penser. Trop vite sans doute ; quand devant lui une voiture ne se rangeait pas il la serrait de près en faisant des appels de phares et quand elle se rabattait il la doublait en la frôlant de quelques centimètres. Une certaine griserie liée à un sentiment de puissance montait en lui. Il roula ainsi pendant quelques dizaines de kilomètres, puis il pensa qu'en ces jours de vacances il y avait certainement des radars cachés sur le bord de la route. Il redescendit à une vitesse acceptable mais alors il s'ennuya. Il pensa que les lois ne devraient pas être les mêmes pour tout le monde, et qu'à tout le moins elles étaient mal faites.
          Il finit par arriver chez lui à Belfort. Il n'y avait pas de lettre dans la boite, ce qui était après tout normal, ni de message sur le répondeur. Tout était exactement comme s'il revenait après avoir laissé Isabelle dans la villa de Nice.
          Pierre prit un bain et se coucha. La voiture l'avait fatigué et énervé, mais le bain chaud le décontracta et l'aida à s'endormir.
          Le lendemain matin ce fut la sonnette de la porte d'entrée qui le réveilla. Il était un peu plus de huit heures. Pierre enfila sa robe de chambre et descendit ouvrir. Deux gendarmes se trouvaient devant la porte.
          « Monsieur Meunier ? Demanda l'un d'entre eux.
          « C'est moi, répondit Pierre.
          « Pouvons nous vous voir quelques instants ? Reprit le gendarme.
          « Entrez, dit Pierre, je vous en prie.
          S'effaçant devant eux pour les laisser entrer il referma la porte et les conduisit dans le salon.
          « Si vous voulez me donner une minute, dit-il, je vais aller m'habiller.
          Il remonta dans sa chambre et enfila rapidement les vêtements qu'il portait la veille.
Il repoussa sa toilette à plus tard en maudissant l'heure à laquelle les gendarmes se présentaient. Il n'y avait rien qu'il détestait autant que d'être contrarié dans son rythme le matin. Habituellement sa journée commençait toujours par le petit déjeuner. Il ne s'estimait bon à rien s'il n'avait pas, tout de suite au réveil, un bon demi litre de café au lait et quelques tartines dans l'estomac.
          « Puis-je vous offrir un café ? Demanda-t-il aux gendarmes en redescendant.
          « Si vous en prenez un vous même, répondit celui qui avait déjà parlé et qui paraissait le plus gradé.
          « Bien sûr, dit Pierre. Cela ne vous ennuie pas si je prends mon petit déjeuner en même temps que je vous reçois ? Je n'ai encore rien dans le ventre et c'est une sensation que je déteste.
          En disant cela il oubliait qu'il venait de passer deux jours sans presque rien manger et que cela ne l'avait pas soucié.
          « Je vous en prie, dit le gendarme. Pouvons nous nous installer ici demanda-t-il en désignant la grande table de la salle à manger.
          Sans attendre la réponse de Pierre il y posa sa mallette et en sortit un carnet de cuir noir.
          « Vous venez me voir à propos de ma femme ? Demande Pierre ; avez vous du nouveau ?
          « Pas vraiment, dit le gendarme. En fait nous voulons juste préciser certains éléments de votre déclaration.
          « C'est ce qu'on appelle un complément d'enquête ? Demanda pierre. On m'avait prévenu que vous passeriez certainement.
          « Voyons voir, dit le gendarme, nom, prénom, date de naissance ?
          Pierre le regarda interloqué ;
          « Vous venez chez moi et vous me demandez qui je suis ?
          « C'est la règle, dit le gendarme ; avant toute déposition il faut enregistrer l'identité du déposant.
          « Mais j'ai déjà fait une déposition à la gendarmerie d'Orange, dit Pierre, le jour où je suis allé déclarer la disparition de ma femme !
          « Je ne suis pas au courant, dit le gendarme. Mais là ce n'est pas pareil, vous n'êtes pas entendu comme plaignant, mais comme témoin ; ce sont deux choses différentes. Et sur chaque procès-verbal d'audition doit figurer l'identité du témoin, sinon il pourrait y avoir des confusions.
          « Je ne vois pas très bien ce que je pourrai dire de plus que la première fois, dit Pierre. Pour tout dire, je trouve cela un peu ridicule. Lui revinrent des souvenirs de sa jeunesse où il se braquait à la vue du moindre uniforme et de tout représentant de « l'autorité ».
          Le gendarme eut l'air perplexe.
          « Vous n'êtes pas forcé de témoigner, dit-il ; mais alors vous serez peut-être convoqué à la gendarmerie, et là vous serez obligé de venir.
          « Attendez, dit Pierre, c'est ma femme qu'on a enlevée, ce n'est pas moi qui ait enlevée celle d'un autre !
          « Je ne sais pas, dit le gendarme. D'ailleurs si j'en crois le dossier rien ne dit qu'elle ait été enlevée.
          « Où est-elle alors ? Demanda Pierre.
          « Je ne sais pas dit l'autre ; elle est peut-être partie d'elle même, ou alors... Il peut-y avoir plusieurs explications !
          « Vous ne pensez tout de même pas que...
          En même temps qu'il disait ces mots il se sentit un peu coupable, et surtout ridicule de se sentir coupable.
          « Je ne sais pas, dit le gendarme ; nous devons tenir compte de toutes les possibilités.
          Pierre recommença tout ce qu'il avait déjà déclaré à Orange. En même temps d'autres idées lui venaient : devait-il parler de l'imprimeur de Nice, par exemple et avouer que finalement il ne savait rien de ce que faisait sa femme quand elle était seule à la villa ?
Il hésita un instant.
          « Il y a quelque chose que je n'ai pas pensé à dire quand j'ai signalé sa disparition : tous les ans elle passait une grosse partie de l'été à Nice dans notre villa et je restais à Belfort. Je ne sais pas ce qu'elle pouvait y faire.
          « Vous ne vous êtes jamais inquiété ? Demanda le gendarme.
          « Non ; en fait je pensais que sa vie était exactement la même qu'à Belfort et qu'elle passait ses journées à la plage. C'est d'ailleurs ainsi que nous vivions quand j'y allais, mais je n'y restais jamais plus de quinze jours. Mais ça ne veut rien dire, reprit-il après une pause. Cet arrêt sur l'autoroute était tout à fait imprévu.
          « Bien sûr, dit le gendarme, mais nous savons qu'elle y a rencontré quelqu'un, peut-être le connaissait-elle ?
          « Elle parlait avec quelqu'un, dit Pierre en soulignant le mot. C'est ce qu'a dit le barman de la cafétéria.
          « Oui, mais ils sont sortis ensemble.
          « Ils sont sortis parce que la circulation redémarrait, dit Pierre.
          « C'est vrai, dit le gendarme, mais vous conviendrez avec moi que quels que soient leurs rapports ils n'auraient eu aucune raison de sortir ensemble si la circulation n'avait pas redémarré.
          Il avait une logique imperturbable qui découragea Pierre de toute envie de répondre.
          « C'est  donc pendant ces quelques instants que tout s'est joué, reprit-il. Le tout est de savoir si elle est montée volontairement dans un véhicule ou si elle y a été forcée.
          « Ça je le savais déjà, dit Pierre.
          « Nous n'avons pas beaucoup d'indices, dit le gendarme.
          Pierre lui expliqua qu'un article était sorti le jour même dans le Midi-Libre et qu'il avait prévu une campagne d'affiches pour susciter des témoignages.
          « On ne sait jamais, si quelqu'un l'avait vue dans une voiture ou quelque part...
          Une voiture jaune de la poste s'arrêta devant la maison et un jeune facteur mit un paquet d'enveloppes dans la fente de la porte qui firent un bruit mat en tombant au sol. Pierre se leva d'un bond et alla ramasser le courrier dans le couloir. Il n'y avait rien que des lettres de la banque, des enveloppes publicitaires et une carte postale de Grèce postée par ses enfants huit jours auparavant.
          « Alors ? Demanda le gendarme.
          « Rien, dit Pierre. En fait j'étais revenu du midi car je m'attendais plus ou moins à recevoir une demande de rançon. Au moins cela voudrait dire qu'elle est vivante quelque part.
          Pierre se tut un instant ;
          « Comment avoir une idée de l'importance des recherches qui sont menées ? Demanda-t-il.
          « Pendant que vous étiez dans le midi, dit le gendarme, des fouilles ont été effectuées  autour de la cafétéria d'où elle a disparu. Des fouilles importantes, beaucoup de gens ont été mobilisés. Mais cela s'est fait discrètement, tout au moins vis-à-vis de la presse. Un certain nombre d'objets ont été trouvés. Des vêtements et d'autres objets qui pourraient provenir d'un sac à main. Nous avons systématiquement ramassé tout ce qui pourrait constituer un indice. Il faudrait que vous passiez à la gendarmerie d'Orange pour voir si certaines choses peuvent appartenir à votre femme. Il semble que lors de votre première déclaration vous n'avez pas mentionné les objets qu'elle avait avec elle. J'imagine que c'est un oubli, pourriez-vous essayer de me préciser ce qu'elle avait emmené ?
          Pierre réfléchit quelques instants.
          « Peu de chose, dit-il ; il faisait chaud, elle avait juste ses vêtements et son sac à mains. Elle n'avait pas de manteau, ni rien d'important sur elle. Elle était vêtue d'un pantalon noir et d'un chemisier de la même couleur.  Dans son sac il devait y avoir peu de choses. Elle ne fume pas, donc pas de briquet ni de cigarettes, une petite trousse de maquillage peut-être, mais je ne saurais même pas vous la décrire. Un vaporisateur de parfum sans doute, je lui offrais régulièrement des recharges de « Poison ». Si, quand même, son agenda ; Elle avait un agenda « Hermès » de cuir fauve à recharges interchangeables.  A l'intérieur il y a une étiquette dorée avec son nom et son adresse. Et puis ses bijoux ;  elle porte toujours beaucoup de bijoux.
          « Des bijoux de valeur ? Demanda le gendarme.  Avaient-ils suffisamment de valeur pour tenter un maraudeur ?
          « Ce sont des bijoux en or, dit Pierre. Mais vous savez, au prix de l'or il faudrait en porter au moins un kilo pour que cela devienne intéressant.
          « Certaines personnes sont incapables de faire ce genre de calculs, dit le gendarme. Ils sont comme des pies, il suffit que ça brille pour que ça les attire.
          « C'est possible, dit Pierre ; elle avait une chaîne en or avec quelques médailles, et puis des bracelets, plusieurs bracelets et ses bagues.
          « Ce n'est pas absolument probant dit le gendarme, mais nous pouvons en tenir compte.
          « J'ai quelqu'un à voir à Nice, reprit Pierre ; c'est l'imprimeur à qui j'ai commandé des affiches. En voyant une photo de ma femme il a eu l'impression de la connaître.
          « Ça peut être un début de piste, dit l'autre. Voulez vous me donner son adresse ? Il ne faut rien négliger.
          Le gendarme d'Orange lui avait déjà dit la même chose. Ils avaient l'air sérieux et consciencieux, mais Pierre aurait voulu être certain de leur efficacité.     
          Quand les gendarmes furent partis Pierre se rendit à l'usine. Solange était dans son bureau et elle le regarda entrer avec un air un peu étonné.
          « Ah ! Monsieur Meunier, dit elle, je ne pensais pas que vous rentreriez si tôt. Après votre coup de téléphone de l'autre jour j'ai cru que vous alliez prendre une semaine de vacances avec votre femme !
          Pierre referma soigneusement la porte derrière lui afin d'isoler le bureau de la réception.
          « Solange, j'ai quelque chose de grave à vous dire, commença-t-il. Ma femme a disparu depuis samedi ; je crois qu'elle a été enlevée. C'est pour cela que je ne suis pas rentré plus tôt et je vais d'ailleurs repartir.
          Solange se mordit les lèvres ;
          « Excusez moi, dit-elle ; j'ai dit une bêtise.
          « Ce n'est rien, dit Pierre, vous ne pouviez pas savoir. Je compte sur vous pour mettre au courant les membres du personnel et vous occuper des affaires courantes pendant quelques jours, comme si j'étais en vacances. Il va sûrement y avoir des tas de gens qui vont téléphoner pour me présenter leurs condoléances. Contentez vous de noter leurs noms  et ne leur communiquez pas mon numéro de portable. Je vous demanderai aussi, si vous le voulez bien, de passer chez moi relever mon courrier. Si vous voyez une lettre qui paraît présenter un intérêt particulier vous me la lirez. Ne vous occupez pas de tout ce qui est officiel, ni des factures etc...
          Pendant qu'il parlait Solange se triturait les doigts avec nervosité. Pierre se demanda si elle serait à la hauteur de la situation ou si son émotivité l'empêcherait de garder le calme et le détachement nécessaire.
          « Pensez vous que cela va aller ? Demanda-t-il.
          « Oui monsieur, répondit sa secrétaire, mais ça fait un tel choc d'apprendre ça comme ça !
          « Je vais repartir dans le midi, dit Pierre ; c'est de là-bas que nous organisons les recherches. Mes enfants sont prévenus et doivent rentrer de Grèce sous peu ; s'ils téléphonent ici dites leur de m'appeler sur mon mobile, mais ils le feront certainement d'eux même. Et si vous avez un problème d'ordre professionnel n'hésitez pas à me téléphoner vous aussi.
          Solange était une femme blonde et corpulente d'une cinquantaine d'années, au visage souriant et qui avait travaillé toute sa vie à la So.Fo.Bel ; elle y était entrée toute jeune dactylo et à force de dévouement professionnel avait gagné la confiance des différents patrons qui s'y étaient succédés. Elle connaissait tous les rouages de la société, tous ses secrets, et si elle n'avait peut-être pas la carrure suffisante à la direction d'une usine elle était l'élément indispensable sur lequel chacun pouvait se reposer. Son mari, qui était employé aux ateliers, était mort d'un accident du travail quelques années auparavant et, loin d'en vouloir à l'entreprise, elle s'était complètement investie dans sa tâche au point de s'identifier à la société pour beaucoup de ses clients ou de ses fournisseurs.  Quand Pierre avait pris la direction de la So.Fo.Bel il y a quelques années celle-ci battait quelque peu de l'aile. Plusieurs directeurs s'étaient succédés  que ce fut pour des raisons de santé ou d'incapacité notoire. Pierre s'était tout de suite senti en confiance avec elle et sous sa houlette la fonderie était repartie sur des bases plus saines après une restructuration drastique.
          « Il se peut, reprit Pierre, que les gendarmes viennent ici pour poser quelques questions ; c'est normal dans le cadre de l'enquête, faites tout pour leur faciliter les choses.
          « Les gendarmes ? S'étonna Solange, mais que pourraient ils apprendre ici, madame Meunier n'y vient jamais !
          « Je le sais, dit Pierre, vous le savez, mais eux veulent apprendre tout ce qu'ils ne savent pas.
          Il y eut un silence pendant lequel Pierre eut l'impression que Solange hésitait à lui dire quelque chose. Il la regarda en haussant les sourcils et l'invita à continuer.
          « C'est qu'il va y avoir un problème, dit sa secrétaire. Cela tombe mal mais je crois que les ouvriers veulent se mettre en grève. Ils disent que maintenant que la santé de l'entreprise est rétablie il est normal qu'ils soient augmentés.
          « Dites leur que je considère que cela peut se justifier mais que nous pourrons en parler quand cette histoire sera réglée. J'espère qu'ils vont comprendre que ce n'est pas le moment.
          Pierre réfléchit un instant.
          « Sentiez vous venir cela depuis longtemps ? Demanda-t-il ;     
          « Un petit moment, répondit Solange ; mais vous savez, ce sont toujours les mêmes râleurs qui font du bruit, qui font des réflexions. Mais maintenant ils parlent de faire une réunion pour évoquer le problème du salaire.
          « Faites leur savoir que ma femme a été enlevée avant qu'ils n'aient fixé la date de leur réunion, lui dit Pierre.     
          Il sentit des envies de colère monter en lui. Patiemment, méthodiquement, il avait complètement transformé la vieille entreprise belfortine jusqu'à lui redonner une santé nouvelle et maintenant il avait l'impression que certains voulaient détruire le travail qu'il avait réalisé. Bien qu'il n'en fut que le directeur il avait un peu le sentiment que la fonderie lui appartenait, qu'elle était sa « chose », sa création, et que lui seul avait le droit d'y apporter le moindre changement.
          «  Ecoutez, dit-il à Solange, je ne sais pas trop où j'en suis pour le moment et je ne sens pas d'attaque pour régler ces deux problèmes en même temps. J'espère qu'ils vont le comprendre et qu'ils ne vont pas essayer d'en profiter.
          En disant cela il pensait à quelques teigneux qui étaient là depuis de nombreuses années.
          «  Tenez moi au courant Solange, dès qu'il se passe quelque chose, je vous en remercie.
          Il remit son pardessus et quitta l'entreprise.

 

 

                                                                      ( A suivre )
 

14/07/2005

Chère Isabelle, 3

(Suite)

3





Quand le lundi il se réveilla la première chose qu'il fit fut de téléphoner à la gendarmerie. Le gendarme qui lui répondit fut précisément celui qui avait enregistré sa déclaration le jour de la disparition d'Isabelle. Il n'y avait rien de nouveau, l'enquête était en cours et l'on n'avait toujours pas de trace de son épouse.
« Cependant, dit le gendarme, si l'on en croit une employée de service qui était en train de nettoyer les carreaux à ce moment là, il semblerait que votre femme et l'homme avec qui on l'a vue soient sortis ensemble, mais cela ne prouve rien pour la suite : elle aurait très bien pu être forcée à monter dans un véhicule de même qu'ils ont aussi bien pu se séparer. L'homme était de grande taille aux cheveux châtains clairs, ce n'est pas une description très précise bien sûr, mais est-ce que ça vous dit quelque chose ?
« A priori non, répondit Pierre. C'est une description qui pourrait bien correspondre à n'importe qui.
« Je vous l'accorde, dit le gendarme.
« Avez vous pu la localiser grâce à son téléphone portable ? Demanda Pierre.
« Il semble qu'il ne soit jamais branché, répondit l'autre, mais cela ne veut rien dire, car quelqu'un qui voudrait brouiller les pistes ne ferait pas autrement.
« J'ai pensé, dit Pierre, faire poser partout des affiches avec sa photo pour lancer un appel à témoin.
« Si vous voulez, répondit le gendarme. Ne vous attendez cependant pas à trop de résultats de ce côté là, cela a rarement du succès, surtout si c'est bien un enlèvement comme vous le pensez. De plus vous risquez d'avoir affaire à un tas de fausses pistes ; beaucoup de gens s'adresseront à vous qui auront cru voir quelqu'un qui lui ressemble, ou vous contacteront pour des raisons tout à fait personnelles ; vous aurez des voyants qui prétendront pouvoir vous aider grâce à leur pendule ou leur boule de cristal et des tas de choses de cet ordre.
« J'ai entendu dire, dit Pierre, que la police utilisait parfois des voyants dans ce genre d'affaires.
« N'en croyez rien, dit le gendarme. La réalité c'est que notre fonction nous oblige à enregistrer et à vérifier tous les témoignages, quels qu'ils soient. Alors quand un mage ou un astrologue ou je ne sais quoi nous appelle pour nous dire qu'il a localisé un endroit ou un otage par exemple pouvait être détenu, nous sommes obligés d'aller voir. Nous y sommes d'autant plus obligés qu'il y a dans ce pays une quantité impressionnante de gens qui croient à ce genre de choses et qui, si nous n'allions pas vérifier nous le reprocheraient. Sachez tout de même que si jamais il s'avérait qu'elle est partie volontairement et qu'elle persiste à ne pas vouloir vous donner son adresse nous n'aurions pas le droit de vous la donner.
« Je suis son mari, tout de même, dit Pierre.
« Bien sûr, mais cela n'y change rien ! Mais vous avez peut-être raison, elle peut fort bien avoir être retenue quelque part contre son gré. De toutes façons les recherches continuent, ce qu'il y a c'est que si c'est le cas, tant que les ravisseurs ne nous ont pas contactés, nous n'avons aucune piste. Nous avons fait des recherches discrètes autour de la station service où elle a disparu, mais elles n'ont rien donné pour le moment. Nous pouvons lancer un plan plus large, mais il est fort probable qu'elle soit montée dans un véhicule qui l'ait emmenée à plusieurs dizaines voire plus de cent kilomètres. Dans ces conditions il ne servira à rien de passer le terrain au peigne fin sur quelques kilomètres carrés. Nous devrons compter sur la chance.
« Vous allez le faire tout de même ? Demanda Pierre.
« Bien sûr, dit le gendarme.
« Je ne suis sûr de rien, dit Pierre, mais je ne vois pas pourquoi elle serait partie aussi subitement et dans de telles circonstances alors qu'il ne s'était rien passé de particulier entre nous.
« Êtes vous rentré chez vous à Belfort ou êtes vous allé dans le midi ? Demanda le gendarme.
« Pour le moment je suis à Nice, répondit Pierre ; j'ai pensé que vu les circonstances, comme nous nous dirigions vers le sud quelques soit les conditions de sa disparition il y avait plus de chances de la trouver là que vers le nord.
« C'est vrai, dit le gendarme, mais ce n'est pas certain. De toutes façons si vous recevez un message il y a de fortes chances que ce soit à Belfort, alors vous devriez vous arranger pour être là au moment où il arrivera.
« C'est ce que j'avais prévu de faire, dit Pierre ; j'avais prévu de rentrer ce soir pour être là-bas demain matin.
Pierre raccrocha le téléphone et chercha sur l'annuaire l'adresse d'un imprimeur. Il y en avait toute une liste parmi laquelle il était incapable de faire un choix, mais finalement il en repéra un qui officiait dans le quartier même où se trouvait la villa et Pierre se dit qu'il devait bien en valoir un autre.
L'imprimerie était un vaste hangar qui s'ouvrait derrière une double porte de fer peinte au minium à l'intérieur de laquelle il y en avait une autre plus petite. Il y avait une grosse machine noire à l'arrêt et plusieurs autres, de taille plus modeste, qui avaient l'air plus récentes. La grosse machine était couverte de poussière, mais les petites avaient l'air de servir plus souvent. Des piles de papier sur des palettes étaient rangées le long d'un mur et un homme vêtu d'une blouse bleue s'affairait devant l'écran d'un ordinateur. C'était un homme d'une bonne cinquantaine d'années aux cheveux grisonnants et qui affichait un certain embonpoint. Il ressemblait à un acteur de télévision dont Pierre avait oublié le nom mais qu'il trouvait assez sympathique et qu'il avait plaisir à revoir quand il regardait un téléfilm. En entendant le bruit de la porte métallique qui se refermait l'homme se retourna et regarda Pierre.
« Monsieur ? Interrogea-t-il, d'un ton qui voulait tout à la fois dire « Bonjour », « Que puis-je faire pour vous ? » et « Est-ce que nous nous connaissons ? ».
« Bonjour monsieur, dit Pierre en le saluant. Je viens vous voir parce que j'aurais besoin d'une affiche ; pouvez vous me faire cela ?
Et en disant ces mots il sortit de sa poche et déplia la maquette qu'il avait fait chez lui sur son ordinateur personnel. Il y avait une photo d'Isabelle encadrée par ces quelques mots : « Appel à témoin, recherche tous renseignements sur cette personne disparue sur l'autoroute A7 le 3 juillet dans la région d'Orange. »
« Normalement je devrais vous dire que je n'ai pas le temps, dit l'imprimeur. Je suis saturé de travail et je n'arrive déjà pas à fournir mes clients. Mais votre histoire a l'air assez particulière, je ne vais pas vous envoyer voir ailleurs. J'imagine que c'est très urgent ?
« Vous avez compris, dit Pierre.
« C'est drôle, dit l'homme, en regardant cette photo j'ai l'impression que je connais cette personne. C'est votre femme ?
« Bien sûr, dit Pierre. Il est fort possible que vous l'ayez déjà vue car nous avons une maison de vacances dans le quartier.
« Vous vivez ici toute l'année ? Demanda l'imprimeur qui n'avait sans doute pas entendu la réponse de Pierre.
« Non, seulement en vacances. En fait c'est ma femme qui vient le plus souvent. Elle aime la côte, elle est originaire d'ici. Moi je suis très pris par mon travail, j'ai moins le temps de venir.
Et en disant cela Pierre se rendit compte qu'il y avait une contradiction énorme entre leur vie à Belfort où il était le plus près possible d'Isabelle et les vacances qu'elle passait à Nice dont il ne savait à peu près rien. Bien sûr il avait totalement confiance en elle et ils se téléphonaient tous les jours. Il supposait que quand elle était ici elle menait exactement la même vie qu'à Belfort ayant en plus la plage à sa disposition.
« Vous êtes sûr de l'avoir déjà vue ? Demanda Pierre, vous souvenez vous où ? Vous souvenez vous si elle était avec quelqu'un ?
« Comme ça non, je ne me souviens pas, dit l'imprimeur ; mais ça me reviendra certainement. Pour votre affiche je crois que je peux vous faire ça assez rapidement ; auriez vous l'original de la photo que vous avez utilisée ? Ce serait préférable.
Pierre n'avait pas pensé à l'amener.
« Il est chez moi, dit il, je retourne le chercher ; je serai de retour dans un quart d'heure.
« Combien voulez vous d'exemplaires ? Demanda l'autre. Une fois que la machine est en route vous pouvez en avoir autant que vous voulez. Mais le temps de préparer la maquette et de faire la plaque d'offset, vous ne les aurez que demain matin.
En chemin Pierre réfléchit qu'il n'avait aucune idée de la quantité d'affiches qui lui serait nécessaire ni de comment il s'y prendrait concrètement pour les faire diffuser. Cent lui paraissait trop peu, mille seraient peut-être bien, dix mille certainement trop. Des années et des années auparavant il avait participé à des campagnes d'affichage pour un ciné-club dont il s'occupait avec quelques amis. Il se souvenait ce que c'était de partir à travers une ville avec cent ou deux cents affiches sous le bras. Il calcula rapidement que si il voulait couvrir plus ou moins un seul département il lui faudrait au moins deux mille affiches ce qui représentait au bas mot dix jours pour une personne ou une journée pour dix personnes, à condition de les avoir sous la main. Il se demanda alors s'il n'aurait pas intérêt à passer par un grand annonceur disposant de panneaux routiers ou urbains de douze mètres carrés. Le tarif serait certainement plus élevé, et de beaucoup, mais la diffusion serait assurée de manière plus efficace et il n'aurait pas à s'en soucier personnellement. Cependant il y avait cet imprimeur qu'il avait déjà contacté et à qui il ne pouvait pas faire faux-bond, d'autant plus que celui-ci pouvait peut-être lui donner des renseignements sur Isabelle. Il pensa qu'il pouvait toujours lui en commander mille et qu'avec Madeleine il trouverait bien une idée pour les faire distribuer. Il fallait qu'il apprenne plus de choses sur Isabelle et sur la manière dont elle vivait quand elle était seule ici. Petit à petit le doute et la suspicion s'insinuaient dans son esprit. Malgré l'extraordinaire de sa disparition et l'impossibilité d'une préméditation il n'était plus sûr de rien. Il se rendait seulement compte que cette histoire était une équation à plusieurs inconnues et qu'Isabelle n'en était pas la moindre.
Quand il revint chez l'imprimeur il essaya de l'interroger à nouveau, mais celui-ci ne se souvenait toujours pas.
« Je crois que je connais son visage, dit-il, mais pour le moment je n'ai rien de plus précis. Je vais tâcher d'y réfléchir cette nuit, en dormant, nous en reparlerons demain.
« Vous pouvez réfléchir en dormant ? S'étonna Pierre, comment faites vous ?
Il était incrédule et crut que que l'autre se moquait de lui.
« Je ne sais pas, répondit l'imprimeur, mais souvent quand je me couche en ayant un problème que je n'arrive pas à résoudre la réponse est là, au réveil. C'est même la première chose que j'ai en tête, tant que les pensées pressantes de la journée ne sont pas venues l'effacer. Ça fait des années que je que je considère que cette idée là, qui s'est formée pendant mon sommeil et qui vient de très très loin est la plus importante et la plus authentique. En général ça marche ; en tous cas j'ai tendance à m'y fier.
« Je n'ai jamais rien entendu de pareil, dit Pierre.
« Je veux bien vous croire, dit l'imprimeur.
« Êtes vous une espèce de philosophe ? Demanda Pierre.
« Appelez ça comme ça si vous voulez ; disons que j'ai eu l'occasion de réfléchir à des tas de choses et que la réflexion est une activité qui me convient bien.
Pierre lui donna la photo et lui demanda combien de temps il allait la garder car c'était la seule qu'il avait et il en avait encore besoin pour la presse.
« Pas de problème, répondit l'autre ; le temps de faire un flashage et je vous la rends.
Quittant l'imprimerie Pierre téléphona à Madeleine. Celle ci lui annonça un rendez-vous avec le journaliste à quatorze heures à Saint Jean Du Var.
« Venez plus tôt, lui dit-elle, si vous n'avez pas encore déjeuné nous pourrons le faire ensemble.
Pour la première fois depuis près de deux jours Pierre connut une sensation d'appétit. Il se rendit compte que jusque là il n'avait pas eu faim du tout et à part sa tentative ratée au restaurant de la plage il n'avait même pas pensé à prendre un repas. Il remit sa voiture en marche et prit directement la route de Saint Jean. Il n'était pas encore midi quand il se gara devant le garage des parents de Madeleine. Dès qu'elle le vit elle sortit.
« Venez, dit-elle ; nous allons aller aux Roudoudous. C'est à deux pas d'ici.
« Les Roudoudous ? Demanda Pierre.
« Oui, dit Madeleine, c'est un café, il font restaurant et ce n'est pas mauvais.
Ils prirent une petite rue qui partait de la place principale et Pierre vit bientôt une enseigne qui annonçait « Bar des Roudoudous ».
« C'est un drôle de nom pour un bar, dit Pierre.
« Un peu, répondit Madeleine, personne n'a jamais véritablement compris pourquoi le patron a donné ce nom là à son café. Vous savez, les roudoudous ça évoque l'enfance, ce sont ces confiseries sucrées dans des coquillages. Je soupçonne que dans son esprit les Roudoudous ce sont ses clients, qu'il considère comme de grands enfants. Mais c'est sympa, vous verrez, même si c' est un peu particulier.
« Il y avait aussi un journal pour enfants qui portait ce nom, dit Pierre.
« C'est ce que je disais, dit Madeleine, nous sommes bien dans l'enfance.
Ils entrèrent et s'assirent à une table dans le fond de l'établissement. Il était tôt et il n'y avait encore personne. Pierre regarda autour de lui pour se rendre compte dans quel genre d'endroit Madeleine l'avait amené. La pièce, assez sombre, était peinte en rouge foncé et des affiches de concerts de jazz étaient collées aux murs. Dans un coin il y avait une petite scène avec un piano et un petit matériel de sonorisation. De toute évidence le bar devait être surtout actif en soirée et la nuit, le jour il n'y avait guère qu'une clientèle de quelques habitués. Soudain en face de lui Pierre vit quelque chose qui l'intrigua : un grand cadre doré était accroché au mur, mais il ne portait en lui aucun tableau ni aucune photographie. Seuls apparaissaient le clou dans le mur et un système assez compliqué de ficelles qui permettaient de régler son inclinaison. Une étiquette était punaisée sous le cadre mais elle était trop loin et Pierre ne pouvait pas la lire.
« Qu'est-ce que c'est que ce truc là ? Demanda-t-il à Madeleine.
Elle n'eut pas besoin de se retourner pour savoir de quoi il parlait et esquissa un sourire.
« Ça, dit elle, c'est la marque du patron, je vous avais dit qu'il était un peu spécial.
« Qu'y a-t-il de marqué sur l'étiquette ? Demanda Pierre.
« Vous devriez vous lever et aller regarder, dit Madeleine.
S'approchant pour mieux y voir, Pierre lut l'inscription : « La structure et le manque ». Il eut un air dubitatif et revint s'asseoir.
« Alors, qu'en pensez vous ? Dit Madeleine. Elle riait.
« Je suppose que lui aussi c'est un artiste, dit Pierre.
« Dans son genre, répondit la jeune femme. Mais vous allez voir, sa cuisine est bonne, c'est aussi un artiste de ce côté là.
Un homme d'une quarantaine d'années arriva sur ces entrefaites et se pencha pour embrasser Madeleine sur les deux joues. Il avait le teint pâle et un certain embonpoint et une lueur d'intelligence enflammait son regard.
« Jo, dit Madeleine, je te présente Pierre, cet ami dont je t'ai parlé ce matin ;
« Enchanté, dit Jo en tendant sa main vers pierre pour le saluer. Madeleine m'a parlé de votre histoire avec votre femme, c'est terrible ce qui vous arrive ! Si je puis faire quelque chose pour vous aider, n'hésitez pas à me demander. Je serai ravi, si j'ose dire, ajouta-t-il après une seconde d'arrêt.
« Sers nous donc à déjeuner, dit Madeleine. Qu'as tu préparé aujourd'hui ?
Le visage de Jo s'illumina et il se redressa avec fierté.
« Comme plat du jour, dit-il, j'ai un ragoût de bœuf ; j'ai fait une sauce aux épinards relevée d'une pointe de curry, le tout accompagné de pâtes fraîches. C'est une idée qui m'est venue cette nuit, vous m'en direz de mes nouvelles.
« Vous aussi vous réfléchissez en dormant ? Demanda Pierre avec une toute petite pointe d'ironie dans la voix. En disant cela il pensait bien sûr à sa conversation du matin avec l'imprimeur.
Jo qui ne connaissait pas cette histoire eut l'air étonné.
« Non, bien sûr, dit-il. C'est le soir en me couchant que je réfléchit souvent à ce que je vais préparer le lendemain.
« Alors où en êtes vous ? Demanda Madeleine.
« Je suis passé voir un imprimeur ce matin, dit Pierre, Je lui ai commandé mille affiches. Ce n'est pas beaucoup, mais nous aurions de toutes manières un problème pour les poser, cela prend un temps fou, et si nous voulons constituer une sorte de comité de soutien comme je l'avais pensé au début, c'est pareil, il faudra des semaines avant de réussir à réunir un nombre suffisant de personnes.
« Alors qu'allez vous faire, vous n'allez pas abandonner ?
« Non, bien sûr, nous allons d'abord rencontrer ce journaliste tout à l'heure, mais ensuite pour les affiches j'ai pensé qu'il valait mieux que je m'adresse à un annonceur professionnel qui puisse utiliser des panneaux routiers voire même des voitures publicitaires. C'est ce qui sera le plus efficace et le plus rapide. C'est ce qui aura - à part la presse bien sûr - le plus grand impact. De toutes façons je ne pourrai pas rester très longtemps sur la côte ; il faudra bientôt que je retourne à Belfort, J'ai mon entreprise qui a besoin de moi. Quelques jours d'absence ne sont pas un problème, il n'y aura que quelques rendez vous à reporter, mais au delà ce n'est pas possible. J'ai déjà fait une fois l'expérience de perdre mon travail quand Isabelle était partie il y a trois ans, je vous l'ai raconté hier. Je ne peux pas prendre le risque de recommencer. Et puis la situation est différente. Là elle n'est pas partie volontairement, elle a sans doute été enlevée. Si je me laissais aller jusqu'à en perdre mon emploi ce ne serait pas une bonne manière de l'aider. Quand elle reviendra il faut qu'elle puisse retrouver une situation inchangée.
Entre temps Jo les avait servis. Il leur avait amené deux assiettes de viande nappée d'une étrange sauce verte un peu épaisse et au goût relevé.
« Comment trouvez vous cela ? Dit Madeleine.
« C'est étonnant, dit Pierre. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pu faire une telle chose avec des épinards. Est-ce qu'il passe son temps à inventer des recettes comme cela ?
« Il fait souvent des choses plus classiques, et quand les gens aiment ses préparations ils lui en redemandent. Mais il fait pas mal de trouvailles comme cela. Aujourd'hui nous avons eu la chance de tomber sur un jour d'inspiration.
Il prirent une bouteille de rosé frais pour accompagner leur repas.
« Je n'avais pas mangé depuis deux jours, dit Pierre.
« Vous deviez être mort de faim !
« Non, répondit Pierre, je n'y pensais même pas. Mais là, oui, ça fait du bien.
« Que se passe-t-il en vous, demanda Madeleine. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de changé. Est-ce la vérité ?
« Je ne sais pas, je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Il s'interrompit quelques secondes puis reprit :
« Je ne vais pas rentrer à Belfort dès demain; il faut que je revoie cet imprimeur le plus tôt possible, il m'a dit quelque chose d'étrange à propos de ma femme.
« Qu'a-t-il donc pu vous dire ?
« Il la connaît de vue. Ce n'est pas extraordinaire en soi, nous habitons dans le même quartier, mais s'il y a un mystère il sait peut-être quelque chose. Il sait qu'il l'a vue, mais il ne sait plus dans quelles circonstances. Il doit y réfléchir et me le dire demain. Je me suis rendu compte ce matin que je ne m'était jamais posé de questions sur ce que faisait Isabelle quand elle était ici et maintenant je m'en pose. Et je me rends compte que je suis dans l'ignorance la plus complète. Elle pourrait tout aussi bien avoir été enlevée par des gens qui l'auraient connue ici.
« Ce ne serait plus le fait du hasard alors ?
« Je ne dis pas ça ; mais en fait il faut tout envisager. Et c'est peut-être ainsi que ressortira un détail qui permettra de comprendre ce qui s'est passé.
« N'empêche que j'ai l'impression que vous avez changé, dit Madeleine. Hier vous aviez l'air plus dépressif, plus angoissé.
« C'est parce que je suis avec vous répondit Pierre. Je n'ai pas été seul de la journée, mais je crois que si je l'avais été ce serait pareil, peut-être même pire.
Il lui reparla de son projet de faire faire des panneaux par un grand annonceur professionnel.
« Si vous avez les moyens ce sera le plus rapide et le plus efficace avec le journal, mais cela coûte cher.
« Si l'argent que je gagne ne peut pas servir au moins à ça, dit Pierre, ça n'est vraiment pas la peine d'en gagner !
Sur ces entrefaites arriva le journaliste ami de Madeleine. C'était un homme déjà âgé, aux cheveux blancs et rares qui marchait voûté et penché en avant. La jeune femme se leva pour l'accueillir :
« Vous êtes en avance ! Dit-elle. Je vous présente Pierre Meunier dont je vous ai parlé ; Pierre, voici Edmond Costello qui travaille au Midi-Libre et qui va certainement pouvoir vous aider.
Pierre se leva pour saluer le nouvel arrivant.
« Enchanté de faire votre connaissance, dit il, je vous attendais avec impatience.
« Madeleine m'a tout expliqué de votre affaire, dit l'homme, je crois effectivement que nous pouvons vous aider. Dans ce genre d'affaires plus la presse s'en mêle plus la police se sent obligée de se démener. Par contre il faut vous attendre à recevoir tout un tas de témoignages qui seront soit inexploitables soit complètement farfelus. Des gens croiront l'avoir vue partout et je ne sais pas comment vous pourrez vérifier. Vous n'avez pas reçu de demande de rançon ?
Pierre se rendit compte qu'il lui disait les mêmes choses et lui posait les mêmes questions que le gendarme d'Orange.
« Je vais envoyer quelqu'un vérifier mon courrier à Belfort, dit-il. Mais j'ai calculé que de toutes façons, si une lettre m'était envoyée elle ne pourrait pas arriver à Belfort avant demain, compte tenu du week-end.
« Racontez moi encore comment cela s'est passé, dit le journaliste.
Et Pierre recommença son histoire.
« Je me souviens avoir vu votre femme descendre de la voiture, dit Madeleine. N'était-elle pas en colère ?
« Pas en colère, répondit Pierre, nous ne nous étions pas disputés ni rien ; elle n'était pas en colère mais énervée, oui. Elle était pressée d'arriver et cet embouteillage avec la chaleur qu'il faisait était vraiment désagréable. Je dois dire que je l'avais trouvée extraordinairement impatiente.
« Combien de temps êtes vous restés arrêtés ? Demanda Edmond Costello ;
« Environ deux heures sans bouger d'un mètre. Nous avons appris par la suite qu'une voiture qui remontait l'autoroute à contre sens avait provoqué un accident entre plusieurs véhicules. Il y eut trois morts. Mais c'est un hasard total que nous ayons été arrêtés à proximité de la station-service. Sinon elle serait restée dans la voiture.
« Je n'en doute pas, dit le journaliste. Néanmoins nous n'avons pas beaucoup d'éléments à notre disposition. Je suppose que les environs de la station-service ont été fouillés et que cela n'a rien donné. Il y avait du monde sur l'aire de repos. Si elle a été entraînée de force quelqu'un a peut-être vu quelque chose.
« Je pense qu'il y avait du monde, dit Pierre ; mais quand la circulation a redémarré les gens ont dut remonter tout de suite dans leur voiture. Quand moi je suis arrivé il n'y avait plus personne.
« Ce sont des circonstances étranges. On pourrait imaginer que quelqu'un qui serait sorti avec elle de la cafétéria et qui aurait été armé d'un pistolet aurait pu l'obliger à monter dans un véhicule. Je ne crois pas beaucoup à une histoire de rançon. Plutôt à une sorte de crime crapuleux, un violeur quelle aurait rencontré par hasard et qui l'aurait approchée d'abord par la ruse. Mais si c'est le cas, excusez moi d'être brutal, elle est probablement morte et son cadavre dissimulé très loin de l'endroit où elle a été enlevée.
« Je pensais jusqu'à présent qu'elle était séquestrée quelque part, dit Pierre.
« Je vais être franc avec vous, dit Edmond. Si vous n'avez pas reçu très rapidement une demande de rançon vous allez devoir abandonner cette idée. Avez vous une photo d'elle ?
« Tenez, dit Pierre en ouvrant sa mallette. Mais c'est la seule que j'aie ici, pourrai-je la récupérer ?
« Je vais essayer, dit le journaliste, mais ça ne sera pas forcément facile. C'est le labo technique qui s'occupe des photos une fois qu'elles sont confiées à la rédaction et parfois ils mangent les consignes. Les archivistes ont aussi tendance à les garder comme si elles appartenaient au journal. De toutes façons vous avez toujours le négatif ?
« Bien sûr, et j'ai d'autres photos, mais elles sont à Belfort.
Edmond Costello se leva et s'apprêta à les quitter.
« Il faut que j'y aille, dit-il. Un journaliste n'a jamais beaucoup de temps et je crois que j'ai noté l'essentiel. Je vais faire en sorte que cet article paraisse dès demain et je vais essayer d'avoir la première page ; mais ce n'est pas toujours facile : il suffit qu'un train déraille ou qu'un homme politique se fasse assassiner je ne sais où pour que nous soyons relégués aux faits divers régionaux. N'hésitez pas à m'appeler si vous avez du nouveau, je vais suivre cette histoire au plus près.
Madeleine le raccompagna jusque dans la rue.
« Quel âge a-t-il ? Lui demanda Pierre quand elle revint.
« Il devrait être à la retraite depuis longtemps, répondit la jeune femme, mais au journal il fait partie des meubles. Il vit seul et passe ses journées là-bas ou à enquêter pour un article. Je crois qu'il n'arrêtera jamais. Il mourrait dès le lendemain. Faites-lui confiance.
Le patron du bar vint s'asseoir à leur table.
« Comment avez vous trouvé ce ragoût ? Demanda-t-il, je peux vous offrir un café ?
« Très bon, dit Pierre ; très bon et surtout étonnant. Vous n'avez jamais eu envie d'ouvrir un restaurant plus important ? Dans un endroit où vous pourriez avoir une clientèle plus nombreuse ?
« J'ai suffisamment de clients ici, répondit Jo. Pas ce midi, mais en général je ne chôme pas. J'ai mes habitués qui se font plaisir en venant ici et qui amènent leurs amis et puis je ne suis pas sûr que je saurais faire marcher une usine avec une dizaine de personnes en cuisine et autant en salle. Ici c'est ma dimension, je suis bien. J'ai deux ou trois personnes qui travaillent avec moi, nous nous entendons bien, il n'y a pas de problèmes. Et nous arrivons à fermer de temps en temps pour prendre des vacances.
« Ça veut dire quoi votre truc accroché au mur ? Demanda Pierre.
Jo eut un sourire.
« Normalement il devrait y avoir un tableau dans ce cadre. Mais là il est vide et je l'accroche quand même, en soulignant cette absence et en lui gardant sa fonction décorative. La plupart des gens pensent eux aussi qu'ils devraient avoir quelque chose qu'ils n'ont pas. Ils vivent sur un manque avec lequel ils doivent se démerder vaille que vaille. Je crois que ce cadre leur permet de se reconnaître et de se rassurer.
« De se rassurer ? Dit Pierre ; est-ce qu'il n'y a pas des gens que ça inquiète ?
« Peut-être dit Jo ; Alors si ça les interroge, je peux espérer que ça contribue à les éveiller.
« Vous êtes ici depuis longtemps ?
« Cinq ans, c'est à la fois peu et beaucoup. Pour les gens d'ici je suis toujours un nouveau, mais en même temps ils commencent à s'habituer à moi.
Il y avait une certaine nostalgie dans sa voix.
« Que faisiez vous avant ? Dit Pierre.
« J'étais en région Parisienne, j'ai fait toute sorte de métiers ; mais la cuisine m'a toujours passionné. Quand j'ai acheté ce bar j'avais une petite amie qui était originaire du village. Elle est morte il y a deux ans dans un accident de voiture et je suis resté ici.
Ils se turent un instant. Ce fut un silence en hommage à l'absente, à l'amie décédée de Jo.
« Vous n'avez pas eu envie de retrouver une autre femme ou une autre amie ? Demanda Pierre.
« Cela viendra peut-être un jour, pour le moment je vis encore sur son souvenir.
« Tu n'en parles pas souvent, dit Madeleine.
« C'est vrai, répondit Jo, mais là nous avons quelque chose en commun avec monsieur Meunier, nous vivons tous les deux sur une disparition, même si pour lui ça fait moins longtemps.
« Appelez moi Pierre, dit celui-ci. C'est ça votre tableau ?
« Peut-être, si vous voulez.
« Qu'est-ce qui vous aide à tenir ?
« Le travail, dit Jo ; le travail et le souvenir. Mais pour moi c'est fini, je sais qu'elle ne reviendra jamais plus ; je devrais en faire mon deuil mais je n'y arrive pas. Nous avions tellement d'amour, nous n'étions pas du tout usés. Qu'elle soit partie comme cela, si brutalement, alors que toute la journée ce n'était que caresses et regards amoureux, est impossible à accepter. J'ai l'impression que l'oublier, ne serai-ce qu'une seule seconde, ce serait la trahir, ce serait me trahir. Vous ne pouvez pas savoir, personne ne peut savoir ; je ressens en moi quelque chose qui bouillonne pour elle en permanence, qui me brasse les tripes, me triture le dos, et c'est pour elle, ça ne peut être pour personne d'autre. Comment oublier cela si cela ne m'oublie pas ? Ne ressentez vous pas cela pour Isabelle ?
« Je ne sais pas, dit Pierre. C'est tellement fort ce que vous dites. Et puis c'est différent, Isabelle n'est pas morte, enfin rien ne le dit. Je la cherche, mais c'est autant de l'inquiétude que du désespoir. Vous, vous n'êtes plus que dans le désespoir. Il ne vous reste rien d'autre à part votre travail. Et encore, vous l'aviez commencé avec elle ; en continuant ce travail vous assurez son souvenir. Si vous vouliez faire votre deuil de votre amie il vous faudrait partir, aller dans des endroits ou rien ne vous la rappellerait.
« Je sais, dit Jo ; c'est pour ça que je reste, je ne veux pas l'oublier.
« Moi, dit Pierre, je n'ai pas le droit de l'oublier.
« Jo le regarda sans rien dire et n'exprima pas ce qu'il pensait. Pierre s'en rendit compte mais n'osa pas le lui demander. Un silence s'établit qui n'était plus dans le respect mais dans la gêne.
« Je crois que je vais rentrer à Belfort tout de suite, dit Pierre. J'ai un certain nombre de choses à mettre en place à l'usine et à la maison et puis je reviendrai demain chercher les affiches chez l'imprimeur. Il faut que je prévienne les gens là-bas. Au début je ne voulais pas le faire tout de suite, mais maintenant je crois que je suis obligé. Il y a aussi les enfants que je dois essayer de joindre.
« Croyez vous que vous aurez le temps ? Demanda Madeleine. Il est presque trois heures, en roulant bien vous ne serez pas la-bas avant ce soir. Vous n'aurez pas le temps de revenir demain. Si vous voulez j'irai chercher les affiches à l'imprimerie.
« C'est gentil, dit Pierre. Il faudra malgré tout que je retourne voir cet homme, car je crois qu'il connaît Isabelle. Et puis je n'ai plus de photos d'elle ici pour faire une campagne de réseau comme je vous en ai parlé.
« Il vous reste les négatifs, dit Madeleine ; cela suffit pour faire une affiche. Vous devriez vous en occuper avant de partir, ce serait du temps de gagné.
« Vous avez raison, dit Pierre en souriant, vous avez toujours raison.
Il demanda l'annuaire des téléphones à Jo et chercha les adresses d'annonceurs de la région. A Nice il n'y avait pas de problème, ils étaient plusieurs à se partager le marché et il put obtenir un rendez vous pour dans la demi-heure qui suivait. Il avait eu envie de partir tout de suite pour se jeter sur l'autoroute et tenter de mettre des kilomètres entre lui et ses pensées, mais il avait encore cela à faire avant de rentrer.
« Nous nous revoyons très bientôt, dit-il à Madeleine et Jo en se levant. Je veux bien pour les affiches, ajouta-t-il à l'intention de Madeleine. Dites à l'imprimeur que je passerai le voir et que je le réglerai directement.
Il sortit quelques cartes de visite de ses poches :
« Donnez lui mes coordonnées pour qu'il établisse la facture. Je reviens vous voir dès que je rentre.

 

(à suivre) 

24/06/2005

Chère Isabelle, 2

(Suite)

2


Le lendemain, quand il se réveilla, la première chose qu'il fit fut de téléphoner à Isabelle, mais son téléphone n'était toujours pas branché. Il se demanda alors par quoi il allait commencer ; il était dans le vague mais il savait que dans ces cas là il fallait monter marche après marche sans forcément savoir où on allait et il avait l'habitude de compter sur l'improvisation. Il se fit un café pour se donner le temps de réfléchir et pensa soudain à Madeleine Restoux, cette femme qu'il avait rencontrée sur l'autoroute et qui l'avait invité à passer la voir. Après tout, Saint-Jean-Du-Var n'était pas loin et s'il cherchait des gens pour l'aider, autant commencer par elle qui était là lors de la disparition d'Isabelle. Elle avait l'air très cordiale et saurait probablement être de bon conseil. Finalement il avait assez peu d'amis dans la région et les quelques personnes qu'il fréquentait avec son épouse étaient plus des relations mondaines que de véritables proches. Il n'avait pas envie de mêler ces gens là à son affaire et savait que leurs questions viendraient bien assez tôt quand ils apprendraient par la presse ce qui était arrivé.
La journée était belle et promettait encore d'être chaude. Traversant Nice en direction de Cannes il tomba tout de suite dans une circulation dense comme il en avait connu quand il habitait Paris et eut le sentiment horrible, qu'il n'avait pas ressenti depuis des années, du temps qui s'enfuyait de manière inexorable. Ces moments de vie, ces moments dans la recherche d'Isabelle lui étaient volés par des dizaines de voitures qui se bloquaient l'une l'autre et il sentit monter en lui de la colère, le genre de colère qui l'avait amené à quitter Paris.
Des années auparavant c'était un être violent, irascible, qui ne tolérait aucune contrariété. Il travaillait dans un très grand groupe industriel ayant des ramifications internationales qui pouvait lui permettre un développement de carrière prodigieux. Il était dévoré d'ambition et n'existait que pour son emploi dans lequel il s'investissait plus que de raison. Les journées au sein de son entreprise se passaient en conflits de pouvoir, en recherche de responsabilité quand des erreurs avaient été faites, en luttes pour imposer des points de vue à des collègues aussi ambitieux que lui et qui voulaient prescrire leurs solutions. Quand il rentrait de son travail il ramenait avec lui toutes les tensions qu'il avait accumulées dans la journée et se disputait souvent avec son épouse dont il ne supportait pas la moindre réflexion. Un jour, après une querelle plus forte que les autres elle était partie en claquant la porte et n'était pas revenue pendant près de trois mois. Il en avait été désespéré et avait entamé une psychothérapie. Quand devant ses efforts Isabelle avait accepté de revenir ils avaient décidé de quitter Paris pour la province afin de mener une vie plus calme et il avait trouvé ce poste de direction dans une fonderie des environs de Belfort. Il avait revu à la baisse ses ambitions professionnelles et ils s'étaient installés dans un bonheur bourgeois de province, un peu terne certes, mais paisible. De temps en temps il trouvait l'ennui un peu lourd mais il n'en disait rien par égard pour Isabelle. Ils avaient cette villa près de Nice où ils essayaient d'aller le plus souvent possible, mais en fait c'était surtout Isabelle qui y séjournait en été. Lui pouvait prendre son mois d'août, quand la fonderie fermait, mais le reste du temps il n'y passait que de courts week-ends. D'ailleurs la villa était un bien que sa femme avait reçu en héritage. Elle y avait passé une partie de son enfance et y était beaucoup plus attachée que lui.
Saint-Jean-Du-Var n'était pas bien loin de Nice et il n'eut pas de mal à trouver le garage dont Madeleine Restoux lui avait parlé. Il s'arrêta en face et attendit un peu. Il ne voyait pas la R 12 beige de son fils et ne savait pas si elle était là. L'établissement était ouvert bien que l'on fut dimanche et l'on voyait un homme en bleu qui était affairé à l'intérieur. Il avait l'air trop jeune pour être son père, peut être était ce un ouvrier ? Ce n'était pas un très grand local, juste un atelier d'artisan mécanicien devant lequel il y avait deux pompes à essence. Sur le fronton du garage il y avait une pancarte sur laquelle on pouvait lire : « Grand Garage Restoux-Mécanique Générale ».
« Tiens, se dit Pierre Meunier, elle n'a pas gardé le nom de son mari !
Il en était un peu choqué. Il pensait qu'une femme divorcée, tant quelle n'était pas remariée, devait garder le nom de son ancien époux.
Soudain quelqu'un frappa sur la vitre arrière de sa voiture. Il se retourna et vit Madeleine Restoux qui le regardait d'un air étonné.
« Ça alors ! S'exclama-t-elle ; je m'attendais à tout sauf à vous voir !
« Vous me reconnaissez ?Vous m'aviez dit de passer, dit Pierre. Alors je suis passé, il fallait que je vous parle.
« Malgré tout, dit Madeleine, je ne m'attendais pas ! J'ai dit ça... Vous savez, je suis facilement liante, mais malgré tout je ne m'attendais pas à vous voir ! Mais vous êtes là, c'est bien, venez, nous allons boire un café, il n'est que dix heures.
Pierre sortit de sa voiture et s'apprêta à suivre Madeleine.
« Venez, dit elle ; allons au café en face. C'est petit chez mes parents et ma mère est en train de faire son ménage. De plus elle se demanderait qui vous êtes.
Ils s'attablèrent à la terrasse et Madeleine le regarda encore d'un air étonné.
« Vous vous souvenez hier, quand je vous ai dit que ma femme était partie chercher à boire à la station service, dit Pierre ; eh bien je ne l'ai pas retrouvée, je ne sais pas où elle est.
Il raconta toute l'histoire à Madeleine, sa visite à la gendarmerie, ses hésitations à quitter la station-service tant il pensait qu'elle allait resurgir et la décision qu'il avait prise de former une sorte de comité de soutien pour essayer de recueillir des témoignages.
« Voilà, dit Pierre ; en fait je ne connais pas grand monde dans la région, et vous m'avez paru d'une nature généreuse, alors comme vous m'aviez offert de passer...
« Bien sûr, dit Madeleine, bien sûr ; mais concrètement, à part vous aider à coller quelques affiches où à distribuer des tracts, je ne sais pas trop ce que je peux faire. Au moins je peux vous soutenir moralement, vous avez l'air d'être dans un drôle d'état !
« Ce serait déjà ça, dit Pierre ; en fait je suis un peu perdu. Pour tout dire, j'ai l'impression de ne pas être grand chose sans ma femme.
« Vous êtes mariés depuis longtemps ? Demanda Madeleine.
« Plus de vingt cinq ans, dit Pierre ; Nous nous sommes mariés elle venait d'avoir dix huit ans. Nous n'avons pas une grande différence d'âge, mais à l'époque il me semblait qu'elle était beaucoup plus jeune que moi.
« Travaille-t-elle ? Demanda Madeleine.
« Non, plus maintenant ; elle a travaillé, mais cela fait plusieurs années qu'elle a arrêté. Elle était actrice de cinéma ; c'est un métier qui est surtout facile quand on est jeune. Cela faisait plusieurs années qu'elle n'avait pas eu de rôle intéressant, et puis je dois dire que moi aussi je préférais qu'elle arrête.
« Est-ce que ça pourrait être une piste à explorer ? Pourrait elle être partie avec quelqu'un de ce milieu ? Excusez moi, mais je vous pose des questions au hasard pour essayer de comprendre.
« Même si elle avait eu un amant, ça ne se serait pas passé comme cela, elle serait partie de la maison, ou de notre villa de Nice, mais là, nous étions arrêtés tout à fait par hasard ! Souvenez vous !
« Vous vous aimez ? Demanda Madeleine ;
« Bien sûr, dit Pierre, qu'allez vous imaginer ?
Il disait cela comme si l'amour était une chose évidente, installé une fois, installé pour toujours.
« Ce n'est pas évident, dit Madeleine, il y a des tas de gens mariés qui ne s'aiment pas ; ou qui ne s'aiment plus, ou pas assez !
« Cela va bien, nous n'avons pas beaucoup de disputes.
« S'il suffisait de ne pas se disputer pour s'aimer ! La vie serait plus belle qu'elle ne l'est ! S'exclama la jeune femme. Vous faites souvent l'amour ?
Pierre ne répondit pas, il était choqué de la question de Madeleine et son amour-propre lui interdisait de répondre à ce genre de question.
« Qu'est ce qui se passe ? Vous êtes en train de compter ou vous ne vous rappelez plus ? Madeleine avait ton sarcastique ; vous voyez que ce n'est pas si simple!
« Écoutez, dit Pierre, bien sur que ce n'est pas comme au début, tout le monde peut comprendre cela, nous n'avons plus vingt ans,
« Combien alors ? Demanda Madeleine.
Pierre ne répondit toujours pas.
« C'est plus grave que je ne pensais, dit la jeune femme.
« Je l'aime, dit Pierre, mais évidement ce n'est plus comme avant ; nous avons eu une crise grave il y a trois ans. Nous avons failli divorcer ; cela m'a amené à changer d'emploi et nous a fait venir à Belfort. J'étais trop accaparé par mon travail, je ne m'occupais plus d'elle. Elle est partie trois mois. J'ai tout fait pour qu'elle revienne ; Je ne faisais pas attention à elle mais quand elle est partie j'ai réalisé l'importance qu'elle avait. J'ai suivi une psychothérapie et j'ai vraiment fait des efforts. Elle est revenue mais c'est vrai que les choses n'ont plus été comme avant. Une certaine froideur s'était installée entre nous, nous n'avions plus l'enthousiasme du début. Je crois que la froideur venait de sa part, tandis que moi j'avais tellement peur de la perdre que je n'osais plus être naturel. Par contre je suis sûr qu'elle n'a aucune autre relation. Je m'en serais rendu compte. En choisissant mon nouveau travail j'ai bien pris garde à trouver une place où je ne sois pas obligé de m'absenter régulièrement et je ne sors jamais sans elle ni elle sans moi.
Pierre s'arrêta un instant de parler pour réfléchir. Madeleine, qui l'avait écouté sans rien dire, écrasa sur le trottoir la cigarette qu'elle était en train de fumer.
« Vous avez changé d'emploi pour elle ? S'étonna-t-elle ; ça je doit dire que c'est vraiment rare ! En général les hommes préfèrent renoncer à tout plutôt qu'à leur carrière !
« Ce n'est pas elle qui est partie, il doit y avoir une autre explication reprit Pierre ; Je ne vois qu'un enlèvement ou un crime crapuleux. C'est quelqu'un de très équilibré, elle n'aurait pas fait une fugue comme ça sur un coup de tête. Et pour aller où ? Et avec quel argent ?
« Ça ne change rien de toutes façons, dit Madeleine. Ce que vous voulez c'est la retrouver, donc il faut parler de ce que nous pouvons essayer de faire.
« Demain je vais aller voir un imprimeur et je vais faire faire des affiches avec son portrait.
« C'est bien, dit Madeleine, mais pour diffuser des affiches il faut beaucoup de gens, ou bien beaucoup de temps. Avez vous suffisamment d'argent pour payer des colleurs d'affiches ?
« Ça peut aller, dit Pierre, il n'y aura pas de problème.
« Dans un premier temps, reprit Madeleine, il faut organiser une conférence de presse avec les journaux de la région. Ce sera plus rapide et vous permettra éventuellement de trouver des gens prêts à vous aider d'une manière ou d'une autre. Et même, si les gens sont déjà un peu au courant par les journaux vos affiches seront mieux acceptées.
« Vous avez raison, dit Pierre.
« Écoutez, dit Madeleine, je connais un journaliste qui travaille au « Midi Libre ». Je vais lui téléphoner pour voir comment nous y prendre. Mais aujourd'hui c'est dimanche, il n'y a rien à faire, vous devriez retourner chez vous et vous reposer. Demain vous vous occuperez des affiches, moi du journaliste et nous ferons le point. Et puis, ajouta-t-elle, peut-être qu'en étant chez vous vous recevrez une bonne nouvelle !
Ils échangèrent leurs numéros de téléphone et Pierre remonta dans sa Mercedes.
« Je suis bête, pensa Pierre, après avoir roulé quelques centaines de mètres. Je viens lui demander son aide, elle accepte, me donne des idées, et je ne lui ai même pas posé une question sur elle, je ne sais même pas ce qu'elle fait dans la vie.
Il pensa qu'elle allait le trouver égoïste et eut envie de faire demi-tour pour s'excuser, mais il jugea qu'il aurait l'air ridicule et ce fut cette idée qui l'emporta.
Il était près de midi, le soleil était beau et un petit vent rafraîchissant agitait les feuilles des arbres. Pierre eut envie d'aller se promener, déjeuner quelque part sur la côte dans une paillote. Il n'avait pas envie de retourner chez lui à attendre il ne savait quoi. Si par miracle Isabelle refaisait surface et réapparaissait dans la maison elle pourrait toujours l'appeler sur son portable, mais de toutes façons Pierre ne croyais guère à cette hypothèse. Il était certain qu'elle devait être quelque part retenue contre son gré, enfermée, attachée peut être ou même qui sait, morte ? Tout était dans l'ordre du possible et à envisager toutes les possibilités, Pierre qui finissait toujours par en revenir aux pires préférait en fin de compte tout chasser de son esprit et essayer de faire le vide, un vide qui ressemblait au petit vent léger qui lui passait dans les cheveux.
De Saint-Jean jusqu'à la côte, il n'y avait que quelques kilomètres et la route qui descendait tout le long du chemin était facile à faire en voiture. Ce fut donc lentement et presque en roue libre qu'il se rendit dans un petit restaurant qu'il connaissait au bord de la plage et où il allait parfois avec Isabelle. En le voyant arriver, le patron, qui le connaissait de vue depuis des années qu'il venait là discrètement, lui souhaita la bienvenue et lui demanda des nouvelles de sa femme. Pierre regretta aussitôt d'être venu dans cet endroit et répondit simplement qu'elle était souffrante et ne pouvait pas sortir.
Il était plein de sentiments contradictoires : en même temps il voulait ameuter la terre entière à la recherche d'Isabelle et était gêné à l'idée d'en parler. Il avait l'impression que chaque mot qu'il dirait dans ce sens rendrait plus solide sa disparition et voulait croire que ce n'était qu'un mauvais rêve dont il finirait bien par se réveiller.
Il commanda un plat du jour, mais quand il fut servi il se rendit compte qu'en fait il n'avait pas faim bien qu'il n'eut pas mangé depuis la veille. L'odeur, la vue même des aliments l'écœurait et il repoussa son assiette. Le serveur qui passait à ce moment là s'inquiéta de la qualité du plat mais Pierre le rassura en lui expliquant que c'était lui qui ne se sentait pas très bien. Il paya et descendit faire quelques pas dans le sable, puis il s'assit à même le sol. Son costume, ses chaussures de ville ne se prêtaient pas bien à cette situation et il avait l'air un peu ridicule dans cette tenue au milieu de tous ces gens en maillot avec leur confort balnéaire. Un plagiste vint lui proposer un transat qu'il accepta et il se sentit un peu mieux. Il retira ses chaussures et le haut de ses vêtements et se laissa aller en fermant les yeux. Mais ainsi, sous le voile rouge de ses paupières derrière lesquelles brûlait le soleil le silence devint assourdissant. Il était incapable de se reposer, de fermer son esprit à cette absence qu'il ne pouvait accepter et se dit soudain qu'il comprenait ceux qui se réfugiaient dans l'ivresse de l'alcool. Mais Pierre n'avait jamais bu et ne pouvait pas imaginer de commencer aujourd'hui.
Soudain il fut mouillé d'eau froide et il se redressa en sursaut : deux enfants qui jouaient trop près de lui à s'asperger d'eau de mer s'enfuirent, penauds de leur maladresse. De les voir courir ainsi il eut envie de rire. Dans la seconde qui suivit il fut presque honteux de cette gaieté spontanée. Il se demanda si sa conduite était bien normale. Un autre, supposait-il, aurait téléphoné partout, à la famille et aux amis, pour faire part de son malheur et de son désarroi. Pierre, lui, voulait tout garder comme son bien - ou son mal - personnel. Son bonheur, qu'il n'avait jamais supporté d'étaler quand il en avait eu et aussi sa douleur que, bien qu'elle le brûlât atrocement, il ne voulait pas laisser voir. Tout au long de sa vie il avait appris à se composer un visage de cire qui ne laissait jamais percer ses émotions. Il se savait faible et ne voulait laisser paraître aucune faille qui put donner prise à qui que ce soit. Il avait un certain mépris pour tous ces gens qui s'imaginaient que leurs sentiments étaient plus forts parce qu'ils étaient voyants. En fait il comptait toujours un peu être compris sans avoir à s'exprimer.
Il eut le sentiment d'être englué sur cette plage et se releva pour marcher. Ses pas le ramenèrent à sa voiture et sa voiture sur l'autoroute. Il ne savait pas où il allait mais eut envie de faire une pointe de vitesse. La Mercedes roulait bien et il dépassa rapidement le cent-cinquante. Il avalait les kilomètres et doublait tout ce qui se trouvait devant lui. Il ressentit une griserie de toute puissance l'envahir et se sentit possédé par un autre Pierre qui cherchait de temps en temps à resurgir et qu'il pensait avoir maîtrisé. Subitement il vit des véhicules venant en sens inverse qui lui faisaient des appels de phares. Il avait à peine eu le temps de ralentir pour redescendre à une vitesse normale qu'il passa devant un radar.
« Heureusement, pensa-t-il ; ce n'est pas vraiment le jour de collectionner les ennuis. Il fit demi-tour et ne sachant où aller décida de retourner dans la villa de Nice.
Il se mit à haïr les dimanches où tout était fermé de ce qui peut être fonctionnel. Seuls étaient ouverts les lieux de loisir comme les restaurants, les cinémas, les bars. Mais pour lui qui attendait après un imprimeur, un journaliste, une gendarmerie, le dimanche était une journée morte et inutile. Il réessaya de téléphoner à Isabelle, mais cela ne donnait toujours rien. Il se rendait compte qu'il n'y aurait aucune piste de ce côté là, qu'il ne serait pas possible de localiser sa femme grâce au téléphone. Que pouvait elle devenir maintenant ? La question repassait sans cesse dans son esprit et il était incapable de choisir une réponse. Il eut envie de retourner voir le psychothérapeute qui l'avait aidé trois ans auparavant, mais c'était impossible, tout au moins comme une satisfaction immédiate, car celui-ci était installé à Paris. En fait, Pierre se rendit compte qu'il avait besoin d'un refuge, d'une protection, d'un lien à quelque chose et que par dessus tout il ne supportait pas la solitude. Soudain il eut une inspiration, comme un grand souffle qui entrait en lui, et il téléphona à Madeleine Restoux.
« C'est Pierre Meunier, s'annonça-t-il lorsqu'elle décrocha. Il y a quelque chose que j'ai oublié de vous demander tout à l'heure et que je voudrais savoir, quelle est votre profession, si vous en avez une ?
Elle fit un étrange petit bruit de gorge qui lui fit comprendre qu'elle était amusée.
« C'est drôle que vous me demandiez cela, répondit elle ; Est ce que c'est important ?
« Important non, répondit Pierre, mais tout à l'heure quand je suis parti je me suis reproché de ne pas vous avoir posé cette question. En fait tout le monde s'identifie plus ou moins à son activité professionnelle et à part leur vie privée et intime sur laquelle les gens se taisent généralement, leur métier est souvent le sujet sur lequel ils ont le plus de choses à dire et qui leur tient le plus à cœur.
« Et que pensez vous des gens qui ne travaillent pas ? Demanda Madeleine Restoux ; ont-ils grâce à vos yeux ?
« Bien sûr répondit Pierre, mais il faut de l'argent pour vivre et comme vous ne m'avez pas l'air extrêmement riche et que d'autre part vous m'avez dit que vous étiez divorcée, j'en conclu que vous travaillez.
« Vous avez raison, dit elle. Je travaille, mais seulement quand ça m'arrange et pas à longueur de semaine. Disons que je suis un peu paresseuse, seulement un tout petit peu. En fait je suis juste assez paresseuse pour ne pas travailler soixante heures par semaine. Mais de toutes façons, je pourrai bien travailler deux fois plus, cela ne me rapporterait rien en termes d'argent. Vous avez raison de dire que je ne suis pas extrêmement riche.
Pierre n'était pas plus avancé par ce langage sibyllin.
« Ça doit être un drôle de métier que vous faites, s'il ne paye pas votre travail! Dit-il.
« Vous pouvez le dire que c'est un drôle de métier dit la jeune femme. Mais il arrive quand même que ça rapporte un peu, de temps en temps. En fait je suis artiste peintre ; alors je gagne de l'argent quand je fais des expositions et que je vend des tableaux.
Pierre était surpris, il s'attendait à tout sauf à ça.
« Et que peignez vous ? Demanda-t-il, des bouquets de fleurs, des natures mortes ?
« Alors comme je suis une femme, je dois forcément peindre des fleurs et être gnan-gnan ?
« Non, ce n'est pas ce que je veux dire, essaya de se rattraper Pierre. Je n'y connais pas grand chose, disons que les bouquets de fleurs et les paysages sont la seule chose que je suis capable de reconnaître quand je vois un tableau.
« Alors vous seriez surpris, dit Madeleine ; en fait je fais de la peinture très moderne, de l'abstrait, pour simplifier.
« Ça doit être très bien aussi, s'enfonça Pierre.
« Vous savez, dit Madeleine, il ne faut pas parler de ce qu'on ne voit pas, particulièrement en peinture.
Il y eut une pose de quelques secondes et Madeleine reprit la parole :
« Comment s'est passée votre journée ?
« Je tourne en rond, dit Pierre. Je tourne en rond et je ne sais pas quoi faire. J'ai l'impression d'un vide que rien ne saurait combler. Je ne sais pas comment m'occuper en attendant demain.
« Si vous voulez venir ici, dit la jeune femme, je peux avoir quelque chose à vous proposer ; mais il faut que vous n'ayez pas peur de vous salir.
« De quoi s'agit-il ? demanda Pierre, je suis en costume.
« Un costume ça s'enlève, dit Madeleine, je vous prêterai une cotte . En fait je suis en train de donner un coup de main à mon frère qui tient le garage ; il y a quelques voitures à laver et comme il est seul le week-end il n'y arrive pas.
« Je suis votre homme, répondit il ; vous me surprenez sans cesse, mais tout vaut mieux que continuer la journée comme je l'ai commencée.
« Nous pourrons aussi parler de votre histoire, dit-elle ; en discutant avec mon frère quelques idées me sont venues.
Pierre fit rapidement la route qui le séparait de Saint Jean du Var. Il était heureux d'avoir trouvé une occupation pour tromper son ennui. Il ne se serait jamais imaginé capable de laver un jour une automobile dans un garage, mais il était prêt à tout pour fuir les pensées qui lui dévoraient l'esprit.
Une petite sonnerie stridente venant de son téléphone portable lui fit comprendre que la batterie était vide. En se couchant, la veille, il avait oublié de le brancher sur le chargeur.
« Zut ! Se dit-il ; si on m'appelle je ne pourrai pas le savoir.
Et quand il pensait « on » il pensait Isabelle, mais par superstition, peut-être, il voulait laisser cette chance vierge et préférait s'imaginer que quelqu'un d'autre chercherait à lui parler d'elle. Il hésita du coup à aller chez Madeleine Restoux, comme il était sur le point de le faire. Il eut envie de retourner chez lui, rien que pour prendre son chargeur, mais le chemin était assez long car il fallait traverser tout Nice et il ne pouvait pas non plus la prévenir. D'ailleurs il était presque arrivé, et il la vit tout de suite, en bleu de travail et en botte qui tenait un tuyaux d'arrosage à la main et était en train de rincer copieusement un gros break.
« Ne vous approchez pas trop près, dit-elle en riant quand il fut descendu de sa Mercedes. En fait il n'y en a plus qu'une après celle-ci. Allez vous changer, je vous ai préparé une combinaison, fit-elle en lui indiquant une porte entrouverte qui devait être celle d'une sorte de vestiaire. Vous tiendrez le tuyau pendant que je frotterai, mais essayez quand même de ne pas trop m'arroser !
Le vestiaire était un petit local en parpaings qui avaient été directement recouverts de peinture blanche sans avoir été enduits au préalable. Il y avait deux armoires de tôle et une seconde porte qui ouvrait sur les toilettes. Un bleu propre et une paire de bottes en caoutchouc étaient posés sur une table de formica.
« Pour la cotte cela devrait aller, lui cria Madeleine depuis la rue, mais pour les bottes je ne savais pas, du combien chaussez vous ?
« Du 44, répondit Pierre, cela devrait aller ;
En disant cela il hésitait à les enfiler car il n'avait jamais encore mis les chaussures de quelqu'un d'autre et éprouvait une sorte de répugnance. Il le fit pourtant, moitié par fatalisme, moitié par peur du ridicule, mais fit ses premiers pas en gardant les doigts de pieds recroquevillés à l'intérieur. Il se regarda en passant devant le miroir du lavabo et trouva qu'accoutré ainsi il ressemblait à l'un de ses ouvriers.
« Qu'est-ce-que je suis en train de faire, pensa-t-il, si on me voyait ainsi !
Habituellement Pierre ne faisait jamais ce genre de besogne ; Pour sa voiture il y avait toujours un membre de l'équipe d'entretien de l'usine qu'il pouvait charger de ces corvées et il n'avait jamais considéré que c'était une manière agréable de passer ses week-end. Il rejoignit Madeleine et prit le tuyau comme elle le lui avait demandé. Elle frottait fort, sans rechigner, et il avait l'impression qu'elle prenait une sorte de plaisir à s'acharner ainsi sur les moindres salissures qu'elle trouvait sur l'auto. Il le lui fit remarquer car pour sa part il ne pouvait trouver aucune sorte de plaisir à faire ce genre de choses.
« J'essaie de trouver du plaisir dans tout ce que je fais, répondit-elle, surtout les choses les plus humbles qui ne présentent aucune difficulté. C'est plus une question philosophique que l'orgueil du travail noble ou je ne sais quoi.
« Ça doit être votre nature d'artiste, dit Pierre.
« Peut-être bien que vous avez raison, dit Madeleine, quoi qu'il en soit, je ne fais jamais rien que j'aie envie de refuser, je reste toujours libre de choisir. Dans ces conditions il n'est pas difficile de rester de bonne humeur !
« Votre fils n'est pas resté avec vous ? Demanda Pierre.
« Il est reparti ce matin, comme prévu. Ça ne l'intéresse pas tellement de passer ses vacances avec sa mère. Vous avez des enfants ?
« Deux garçons, répondit Pierre ; C'est pareil, ils sont en vacances en Grèce avec leurs fiancées.
« Vous les avez mis au courant ? Demanda Madeleine.
« Pas encore, Ils font du camping, ce n'est pas facile de les joindre ; et puis j'ai préféré attendre un peu pour être sûr. Si jamais Isabelle reparaissait aujourd'hui ou demain en me disant qu'elle avait eu envie d'aller se promener, ça ne serait pas la peine de les inquiéter pour rien.
« Vous commencez à croire cela ?
« Pas vraiment, dit Pierre, c'est juste une manière de parler.
« Vous n'avez encore prévenu personne de votre entourage ?
« Non, voyez vous, si je le fait j'ai l'impression que la disparition d'Isabelle va devenir définitive. En plus je vais être entouré de gens qui s'inquiètent et qui, sous prétexte de me soutenir, passeront leur temps à m'appeler pour m'exprimer leur inquiétude, et en fait ce sera à moi de les soutenir.
Il y eut un silence de quelques minutes au bout duquel Pierre reprit la parole :
« Vous savez, dit-il, je n'ai encore jamais fait ce que vous me faites faire.
« Je sais bien, répondit Madeleine. En fait, en laveur de voitures vous n'avez pas vraiment la tête de l'emploi. Je ne me moque pas de vous, mais je trouve cela assez amusant.
« J'ai l'impression de ne pas être moi-même, dit Pierre.
« Sûrement, dit Madeleine. Je me mets à votre place, mais vous savez, quand on est très angoissé, faire de petites tâches physiques qui ne demandent pas de réflexion, comme la vaisselle ou le ménage, fait du bien. C'est pour cela que beaucoup de femmes insatisfaites par leur vie trouvent un refuge dans ces choses là.
« Êtes vous vous-même insatisfaite ? Demanda Pierre.
« Non, je me débrouille bien, mais de temps en temps j'ai peur du vide comme tout le monde.
« C'est drôle comme vous parlez facilement de toutes ces choses là.
« Vous trouvez ? Parler ça libère, ça aide à penser, ça renforce. Beaucoup de gens se referment sur eux-même pour se protéger, mais il ne comprennent pas que plus ils se renferment plus ils sont fragiles.
Il y eut encore un silence.
« Parlez moi de votre femme, reprit Madeleine.
« Que vous dire, répondit Pierre après un instant. Elle est belle, intelligente et douce. C'est une femme parfaite ; elle est élégante, prend toujours soin d'elle même et ne se laisse jamais aller.
« Que fait elle quand vous n'êtes pas là, quand vous êtes à votre travail ? Continua Madeleine.
Pierre réfléchit un instant.
« Je ne sais pas, dit-il. Je suppose qu'elle s'occupe de la maison, qu'elle fait ce qu'elle a à faire et qu'elle regarde un peu la télévision...
« Vous ne lui demandez jamais quand vous rentrez ? Demanda la jeune femme.
« Si, bien sûr, nous parlons de choses et d'autres, elle me raconte sa journée, mais je n'ai pas l'impression qu'elle fasse quelque chose de particulier.
« A-t-elle beaucoup d'amis ?
« Non, pas vraiment ; Nous ne connaissons pas grand monde, nous ne sortons pas souvent. Nous sommes invités de temps en temps parce que je suis directeur de la Sofobel, mais globalement Belfort est une ville assez ennuyeuse. Nous sortions plus quand nous habitions Paris.
« Vous êtes vraiment venus vous enterrer, dit Madeleine.
« C'est elle qui a voulu que nous venions habiter en province. Je dois dire qu'à Paris ce n'était plus possible. J'étais de plus en plus stressé par mon travail et nous allions à la catastrophe.
« N'a-t-elle pas gardé des relations personnelles de son ancien métier, quand elle était actrice ?
Pierre lui fut gré de se rappeler qu'il lui avait dit cela quelques heures plus tôt.
« C'est un milieu où les gens sont surtout préoccupés d'eux même. Dès qu'on ne vous voit plus on vous oublie.
« Je ne me souviens pas l'avoir vue au cinéma, dit Madeleine.
« Elle n'a jamais eu de grands rôles dans de grands films, dit Pierre. Il aurait peut être fallu qu'elle s'y consacre plus, mais nous avons eu des enfants et ils ont pris le pas sur sa carrière.
« Vous disputiez vous souvent ? Demanda Madeleine.
« Non, plus maintenant, répondit Pierre ; avant oui, quand nous habitions Paris. C'est d'ailleurs pour cela qu'une fois elle est partie pendant trois mois.
« Et où était elle partie ?
« Dans notre villa de Nice. Oh, elle n'était pas bien loin, je lui téléphonais, j'ai même fait la route plusieurs fois, mais je crois que si je n'avais pas changé de travail elle ne serait jamais revenue.
« Avait elle beaucoup de choses à vous reprocher ?
« Je ne sais pas, dit Pierre ; oui, je crois, je n'en sais rien. Pas des choses matérielles, mais j'étais irascible, je ne pensais qu'à mon boulot, je l'étouffais. Le jour où elle est partie je n'ai rien compris ; elle s'est mise à crier quelque chose comme : « J'existe moi aussi, j'existe ! » et elle est partie en claquant la porte. Elle n'avait jamais fait une chose pareille. Sur le coup j'étais furieux de son attitude. Et puis au bout d'un moment, quand j'ai vu qu'elle ne revenait pas j'ai commencé à paniquer. J'ai téléphoné à tous les gens chez qui elle pouvait aller, mais personne ne l'avait vue. En fait elle s'était directement rendue à la gare de lyon et avait pris le train pour Nice, un train qui arrivait le lendemain matin. Il m'a fallu huit jours pour comprendre qu'elle était peut être là bas. Huit jours d'une angoisse terrible où j'étais décomposé, liquéfié. Je passais mon temps à imaginer le moment où elle allait revenir, où j'allais de nouveau la serrer dans mes bras. Vous ne pouvez pas savoir, j'étais comme fou, et en même temps j'étais persuadé que je ne la reverrais jamais plus. J'imaginais tous les baisers que je ne lui avais pas donnés et que maintenant je voulais lui faire, toutes les caresses dont je m'accusais d'avoir été avare. Il y avait en moi une chose terrible et inconnue qui avait besoin d'elle et se réveillait sous ma peau. Au bout d'une semaine j'ai eu l'idée d'appeler à la villa et elle y était. Mais elle ne voulait plus me voir, elle ne voulait pas que je vienne la chercher. Pendant trois mois j'ai cru que j'allais mourir tous les jours. Je passais mon temps à regarder la porte en espérant la voir s'ouvrir, je guettais par la fenêtre, dans la rue j'imaginais à tout moment que j'allais voir son visage se détacher dans la foule. Les enfants sont partis habiter quelques temps chez les parents d'Isabelle qui vivent à Paris eux aussi. Je n'étais pas capable de m'en occuper. Au bout d'un mois j'allais si mal que j'avais perdu ma place. Du jour au lendemain je ne m'étais plus soucié de mon travail, j'avais raté des rendez-vous importants et fait capoter des affaires en route depuis longtemps. On m'a offert de démissionner avec une indemnité confortable. C'était terrible, c'était l'enfer. Quand je lui téléphonais elle me raccrochait au nez et m'interdisait de venir. J'ai commencé une psychothérapie et puis au bout du compte elle a changé d'avis. J'étais vidé. J'avais perdu toute cette agressivité qui s'exprimait dans mon travail et je lui ai promis que rien ne serait plus comme avant. Nous avons décidé de quitter Paris et j'ai cherché une place en province dans une PME. J'ai trouvé Belfort. Vous avez raison, c'était un peu un enterrement.
« Et maintenant, est-ce pareil ? Demanda Madeleine.
« Je ne sais pas, c'est différent, elle n'est pas partie, elle a disparu, et seulement depuis hier ; mais si je ne la retrouve pas rapidement il se peut, en effet, que je retrouve cet espèce d'état de folie dépressive où j'étais plongé.
« Est-elle belle ? Demanda Madeleine.
« Oui, bien sûr, mais beaucoup de femmes le sont. Ce qu'il y a c'est que pendant cette période je me suis rendu compte que chaque millimètre carré de sa peau était extraordinaire, que j'aimais tout chez elle, ses yeux, ses lèvres, sa nuque, la peau de son ventre ou de son dos. Et avant cela je ne l'avais jamais ressenti ainsi.
« Eh oui, dit Madeleine Restoux, l'amour c'est souvent comme le poker : gagnant ou perdant, il faut payer pour voir.
Pendant qu'il parlait ainsi, Madeleine avait fini de laver la voiture. Pierre n'avait pas fait grand chose, à part tenir son tuyau, mais il était aussi exténué que si c'était lui qui avait tenu l'éponge. Madeleine retira ses gants et montrant le jet dit à Pierre:
« Posez moi ça et allons nous changer.
Ils se dirigèrent vers le vestiaire et, y entrant la première, la jeune femme lui referma la porte au nez.
« Prem's, dit-elle, attendez là, je passe la première.
Pierre se retrouva confus devant la porte, se demandant comment il n'avait pas pensé de lui même à cette chose là. Mais Madeleine était une femme qui ne s'embarrassait pas de principes et remettait vite les choses à leur place.
« Tenez, dit-elle en ressortant, venez vous changer, pendant ce temps là je vais essayer de téléphoner à mon ami journaliste, voir s'il est rentré.
Dans le vestiaire, en se déshabillant, Pierre se demanda comment il en était arrivé là. Il avait l'habitude de tout contrôler et là, subitement, il était devenu le jouet d'un flux d'événements qui se succédaient et s'enchaînaient sans qu'il s'en rendit compte. Il se trouvait amené à faire des choses qu'il n'avait jamais faites, sans s'en défendre ni s'en étonner. Madeleine lui faisait un drôle d'effet. Il avait l'impression que derrière un abord facile c'était quelqu'un qui savait manipuler les gens et que sa gaieté et sa cordialité cachaient une force de caractère peu commune. Il repensa à la manière fortuite et saugrenue dont ils s'étaient rencontrés, au mauvais effet qu'elle lui avait fait au début, puis comment petit à petit il s'était laissé gagner par la confiance, jusqu'à se retrouver là, en train de se déshabiller dans un mauvais vestiaire qui sentait le savon gris après avoir lavé une voiture dans un garage.
Un moment il se demanda si elle pouvait être pour quelque chose dans la disparition d'Isabelle, si leur rencontre avait été tout à fait liée au hasard où si au contraire il pouvait y avoir une machination. Puis il repoussa cette idée avec horreur, se mortifiant d'y avoir pensé. Après tout, c'est de lui même qu'il était venu la trouver ce matin et s'il n'y avait pas pensé personne n'aurait pu l'y obliger. Ensuite il se souvint qu'un ami de Paris lui avait dit une fois que les psychologues avaient fait tellement de progrès qu'il existait des techniques de manipulation mentale à distance. A l'époque il avait haussé les épaules, mais maintenant ces mots lui revenaient et il se mettait à douter de tout. Quand il ressortit du vestiaire il n'osa pas regarder Madeleine en face.
« Je suis fatigué, lui dit-il, je vais rentrer chez moi et me coucher, je crois que c'est la meilleure chose que je puisse faire.
« J'allais vous garder à dîner, lui dit Madeleine. Mais qu'à cela ne tienne, allez y si vous pensez que c'est mieux. Nous nous téléphonerons demain. Je n'ai pas pu avoir mon ami le journaliste, je réessaierai plus tard.
En chemin il essaya de faire le point, mais il était incapable de savoir si les gestes qu'il avait fait étaient meilleurs ou non que d'autres qu'il aurait pu faire et cette idée l'inquiétait. Le matin même il comptait encore sur ses capacité d'improvisation et maintenant il était paniqué à l'idée qu'il ne possédait aucun critère objectif d'appréciation de la valeur de ses choix. En arrivant à la villa il ne trouva rien de changé par rapport à son départ ; la maison était toujours aussi vide, toujours aussi muette, toujours aussi chargée de l'absence d'Isabelle.
« Je ne vais pas pouvoir dormir là, pensa-t-il.
Il s'étonna que la veille cette situation ne l'en ai pas empêché.
« Sans doute était-ce trop frais, ce n'est que maintenant que je réalise.
Il alla dans l'armoire à pharmacie de la salle de bains et prit deux cachets de somnifère. Quand quelques minutes après il sentit venir le sommeil il n'avait toujours pas mangé.

(à suivre) 

22/06/2005

Chère Isabelle, 1

Chère Isabelle




1


C'était un après-midi d'été, étouffant comme souvent. Les voitures étaient arrêtées sur l'autoroute, pare-choc contre pare-choc, plus rien ne bougeait. Il y avait des familles avec des enfants et des montagnes de bagages accrochés sur la galerie, des caravanes, des camions, seule de temps en temps quelque moto passait au ralenti sur la voie d'arrêt d'urgence. Des gens étaient descendus de leur voiture pour prendre l'air et essayer de regarder au loin s'ils voyaient quelque chose. Mais on ne voyait rien car à moins d'un kilomètre de là la route escaladait une colline et la vue était bouchée. L'embouteillage allait bien plus loin que ce que l'on voyait et certains partaient à pied rejoindre une station service qui se trouvait à quelques centaines de mètres. Il y avait une enseigne de cafétéria qui dépassait des arbres et ceux qui le pouvaient envoyaient un émissaire aux nouvelles et chercher des rafraîchissements.
« Il doit y avoir un accident, dit quelqu'un.
« Cela fait quarante minutes que ça n'a pas bougé, ajouta un autre ; il y a sûrement quelque chose.
La première personne opina de la tête. C'était un homme dégarni au teint rougeaud et à la figure ronde. Ses yeux bleus et sa moustache roussâtre lui donnaient un aspect flamand et les bras à la peau blanche qui dépassaient de son polo rouge étaient couverts de taches de rousseur.
« Je vais aller aux nouvelles, dit sa femme qui était assise à côté de lui.
Elle était grande et mince ; ses cheveux blonds décolorés étaient si clairs qu'ils viraient presque sur le blanc. Elle avait le visage triangulaire et fin et ses traits bien que nettement dessinés étaient plein de douceur.
« Reste donc là, dit son mari ; ça va bien finir par redémarrer.
Mais elle était déjà dehors.
« J'ai soif, dit elle ; Et puis j'en ai assez de rester coincée là en plein soleil dans l'auto. Si ça démarre tu me prendras en route.
« Quand même, reprit l'homme, il y a la climatisation dans la Mercedes, ce n'est pas la peine d'aller marcher sous le soleil.
Elle s'éloigna sans répondre. Son mari la regarda partir avec un soupir d'énervement et haussa les épaules. Il avait bien envie de lui courir après mais ne pouvait se résoudre à laisser sa voiture seule au milieu de l'embouteillage. Quelqu'un se mit à klaxonner et aussitôt cela dégénéra en un concert collectif.
« Ça ne sert à rien, dit l'homme, ça ne sert à rien !
La porte de la voiture d'à côté s'ouvrit et une femme en sortit, tirant sur sa jupe pour en effacer les plis.
« Ça ne sert à rien, mais ça soulage dit elle. Le plus énervant est d'être obligés de rester là sans rien pouvoir y faire, sans même que ça avance un tout petit peu.
Elle regarda la plaque d'immatriculation de la Mercedes et parut intéressée.
« Tiens, dit-elle, vous aussi vous êtes du territoire de Belfort ?
« Ça ne fait pas très longtemps dit l'homme, avant nous étions en région parisienne, mais je suis venu là pour mon travail.
« Et vous habitez à Belfort même, dit la femme ?
L'homme ne répondit pas. Il regardait la R 12 usée de sa voisine, la queue de raton laveur qui pendait au rétroviseur et le sapin magique qui faisait disparaître les odeurs de cigarette.
« Vous habitez à Belfort même, répéta la femme ?
Cette fois il la regarda dans les yeux. C'était une petite brune décoiffée au visage anguleux. Elle avait de grand cernes sous les yeux mais on voyait qu'elle devait les avoir en permanence. Il regarda dans la voiture et vit que le volant était tenu par un homme d'une vingtaine d'années.
Elle avait suivi son regard.
« C'est mon fils, dit-elle ; c'est sa voiture, il m'emmène dans le midi.
L'homme ne répondait toujours pas.
« Vous n'êtes pas causant tout de même, dit la femme.
« Causer ça ne se dit pas, pensa l'homme.
Il n'avait décidément pas envie de se lier avec sa voisine. Il trouvait qu'il y avait en elle quelque chose de vulgaire et qu'elle manquait de retenue.
« Votre femme vous a laissé tomber, reprit la brune ?
Cette fois ci l'homme fut touché.
« Elle est juste partie chercher à boire, dit-il ; elle va revenir tout de suite.
« Cela fait déjà un moment, reprit-elle. J'ai du thé glacé dans le thermos, vous en voulez un peu ? Jimmy, donne moi un gobelet dit-elle en se retournant vers son fils.
Malgré la climatisation de sa voiture l'homme avait chaud à cause du soleil qui tapait directement sur le pare-brise. Il accepta et le thé, légèrement sucré, lui parut délicieux.
« Elle est gentille, après tout, pensa-t-il.
« Vous allez en vacances ? demanda la femme en regardant à l'intérieur de la Mercedes où l'on ne voyait pas de bagages.
« Nous avons une maison à côté de Nice, répondit-il. Mais nous n'allons pas en vacances, seulement en week-end.
« A ce train là, répondit la femme, il risque d'être court votre week_end !
« A chaque fois c'est pareil, dit l'homme ; En partant de Belfort ça se passe bien mais c'est quand on arrive dans la vallée du Rhône que l'on perd du temps.
« Quand même, reprit la femme ; ça en fait des kilomètres pour un simple week-end !
« En fait, dit l'homme, j'emmène ma femme qui reste pour les vacances, mais moi je rentre demain soir.
On entendit des sirènes qui venaient de l'autre côté de la colline.
« Ce n'est pas trop tôt, dit la petite femme brune, ils vont peut-être bientôt dégager la route!
« Votre mari ne va pas en vacances avec vous ? Demanda l'homme de la Mercedes.
« Plus de mari! Envolé ! Comme votre femme ! Répondit-elle.
« Ma femme n'est pas envolée, dit l'homme ; elle avait juste envie de se dégourdir et de marcher un peu. Quand la circulation va repartir je vais la récupérer à la station service.
« Bien sûr, dit l'autre, je plaisantais ! Mais moi mon mari est parti comme ça, un jour. Il est sorti faire une course et je ne l'ai jamais revu ! Il m'a laissée en plan avec un enfant qui avait dix ans à l'époque et a disparu dans la nature.
« Vous n'avez pas fait faire de recherches ? Demanda l'homme.
« Oh si, bien sûr ! On l'a même retrouvé ! Le problème c'est que maintenant il vit à l'étranger et n'a jamais voulu revenir ! Il m'a laissé la maison à finir de payer, notre fils et adieu ! Nous sommes divorcés depuis cinq ans maintenant, vous savez !
A ce moment on vit les voitures qui précédaient commencer à bouger.
« Tu viens maman, ça démarre, cria le fils depuis l'intérieur de la R12.
« Si vous passez par Saint-Jean-du-Var avec votre épouse, arrêtez vous pour me voir dit la femme avant de remonter dans la voiture. Je m'appelle Madeleine Restoux, je suis en vacances chez mes parents qui tiennent le garage à la sortie de Saint-Jean sur la route de Grasse !
« Drôle de femme, pensa l'homme ; elle ne me connaît même pas et elle m'invite chez elle !
En desserrant son frein à main il mit son clignotant à droite pour se préparer à changer de file et à aller à la station service. La circulation repartait doucement, mais les voitures étaient tellement serrées les unes contre les autres et les conducteurs tellement soucieux de ne pas céder un mètre de place qu'il eut du mal à faire sa manœuvre. Il vit s'éloigner la voiture beige de Madeleine Restoux qui bénéficiait d'une file plus rapide. Enfin il se trouva sur la bonne voie de circulation et roula lentement vers la bretelle de dégagement en regardant de loin s'il voyait sa femme.
« Elle doit être à l'intérieur, pensa-t-il, je vais me garer et descendre moi aussi pour me détendre. Après tout, nous ne sommes plus à quelques minutes près.
La cafétéria était un très grand local avec plusieurs salles séparées. Il y avait un bar en arc de cercle face auquel se trouvait une série de mezzanines surélevées de quelques marches et aussi des distributeurs automatiques de sodas. Il ne vit pas sa femme non plus que dans la boutique attenante où l'on vendait des boissons à emporter, des sandwichs et des gâteaux secs. Il se dirigea vers les toilettes des dames auxquelles on accédait après un grand couloir.
« Isabelle, tu es là ? Appela-t-il ;
Il n'y eut pas de réponse.
« Isabelle ?
Il revint vers le bar en regardant autour de lui pour voir si un endroit ne lui avait pas échappé. La caissière était occupée avec des clients et un serveur coiffé d'un calot de papier était en train de ranger des verres dans le lave-vaisselle. Il y avait très peu de monde dans la cafétéria et aucun endroit où il n'ait déjà regardé. Il ressortit et s'approcha de sa voiture mais sa femme n'était pas là non plus. Il s'éloigna un peu pour aller inspecter la zone de pique-nique avec ses tables de gros bois plantées dans le gazon. Il n'y avait nulle part de trace d'Isabelle. Il commença à être inquiet et revint vers le barman.
« Excusez moi, dit-il ; je suis à la recherche de ma femme, elle devrait être là mais je ne la trouve pas. C'est une femme blonde et mince, habillée en noir et avec des bijoux.
Il cherchait à se rappeler un détail caractéristique qui aurait pu frapper le garçon.
Celui-ci réfléchit quelques secondes.
« Attendez voir, dit-il ; il y avait une femme comme vous dites, mais elle n'était pas seule. Elle était là, au bar, et discutait avec un homme. Ils sont partis il y a cinq minutes ; mais ce n'était peut être pas elle.
« Mais ce n'est pas possible, répondit l'homme qui cherchait sa femme ; elle est entrée là tout à l'heure, pendant que je faisais la queue dans l'embouteillage, il n'y avait personne avec elle !
Il regarda encore sur le parking puis en direction de l'autoroute. La circulation était maintenant redevenue presque normale. Le flot de voitures s'écoulait lentement mais de manière ininterrompue.
« Mon Dieu ! pensa-t-il, qu'est ce qui m'arrive !
Une pensée lui traversa soudain l'esprit. Il sortit son téléphone portable de sa poche et chercha son nom dans le répertoire. Il lança l'appel et attendit quelques secondes, mais il n'y eut pas de sonnerie et il tomba directement sur la messagerie. Le téléphone d'Isabelle n'était sans doute pas branché et il n'avait pas de moyen de la joindre.
Il revint vers la cafétéria et demanda au garçon le numéro de téléphone de la gendarmerie de l'autoroute.
« C'est sérieux ? Demanda le garçon, vous avez vraiment perdu votre femme ?
« Nous étions bloqués dans l'embouteillage à quelques centaines de mètres d'ici et elle est venue à pied chercher à boire. Où voulez vous qu'elle soit passée ? Il y a absolument quelque chose d'anormal !
La caissière et le barman se regardèrent avec un air qui voulait exprimer la compassion. Ils étaient embêtés pour lui mais ne savaient pas comment l'aider.
« Y a pas, dit la caissière, il faut appeler la gendarmerie.
L'homme se sentit soudain très seul. Il était toujours très à l'aise dans son travail, avec des tas de gens sous ses ordres à qui il n'avait qu'à commander, mais dans la vie courante c'est sa femme qui avait l'habitude de s'occuper de tout.
« Donnez moi un café, demanda-t-il au barman pendant que la caissière composait un numéro au téléphone.
Il s'accouda sur le bar et prit sa tête entre ses mains. Il ne pouvait pas s'imaginer ce qui avait pu se passer.
« Vous êtes sûr que vous l'avez vue avec quelqu'un ? demanda-t-il au barman ;
« Je ne sais pas si c'était votre femme, répondit celui ci, mais il y avait une femme blonde habillée en noir et avec des bijoux.
« Avaient ils l'air de se connaître ? demanda l'homme.
« Je ne sais pas, dit le garçon, je n'ai pas bien fait attention, mais c'est sûr qu'ils parlaient ensemble.
La caissière lui tendit le téléphone.
« C'est la gendarmerie, dit elle, expliquez leur !
Le gendarme de service lui dit de passer à son bureau à la sortie d'Orange car il ne pouvait pas prendre de déposition par téléphone.
Il bu son café mais ne pu pas se résoudre à partir ; il avait l'impression qu'elle allait surgir à n'importe quel instant et qu'il n'avait qu'à rester là à l'attendre.
« Avec qui pouvait elle bien être ? Pensa-t-il. Peut-être est ce un ancien amant qu'elle a rencontré ?
Il ne l'avait jamais pensée infidèle mais soudain le doute s'installait.
« Et si elle avait rencontré un ancien amant qu'elle n'ait jamais oublié ? Se pourrait il que pendant toutes ces années elle lui ait menti en lui cachant une double vie ? On disait que dans ces cas là le mari était toujours le dernier informé. Pourtant il n'avait jamais eu l'impression de rien, il n'avait jamais eu de doute. Et si c'était un voyou, un truand qui ait engagé la conversation pour pouvoir l'enlever ensuite ? Il y avait des femmes qui étaient kidnappées comme cela par des réseaux de prostitution ! Mais à son âge ! Elle avait tout de même plus de quarante ans! Même si elle était encore très belle, c'était plutôt les très
jeunes filles un peu paumées qui se faisaient enlever comme cela !
Il paya son café et se décida à partir. La gendarmerie était à une vingtaine de kilomètres. Peut-être qu'en regardant bien sur les bords de l'autoroute il la verrait ou quelque chose qui pourrait lui donner une indication ?
« Bonne chance pour votre femme, lui dit la caissière pendant qu'il sortait.
Il roulait lentement sur la file de droite et regardait le bas-côté. Il cherchait à voir une tache de couleur où n'importe quoi qui pourrait être un signe. Les arbres défilaient sur le bord de la chaussée au milieu de l'herbe sèche et il y avait très peu de bosquets serrés. Rien qui puisse constituer vraiment une cachette, pas de bois où se perdre ; plus en arrière il y avait des champs où le blé venait d'être fauché. Là non plus il n'y avait rien d'anormal, si ce n'est cette absence qui devenait de plus en plus affolante, ce vide qui l'environnait. Les idées tournaient dans sa tête en s'accélérant.
« Qu'est ce qui a pu se passer ? Se répétait il sans cesse.
Finalement il arriva à la gendarmerie. Quand il voulut ouvrir la porte du bâtiment, celle ci était fermée à clefs. Il y avait un écriteau sur la porte : « Sonnez pour appeler. »
« C'est vrai, se dit il ; les gendarmes s'enferment maintenant, ils ont sans doute peur d'être attaqués !
Un homme en uniforme vint lui ouvrir.
« Bonjour dit l'homme qui cherchait sa femme, je vous ai téléphoné tout à l'heure, mon épouse a disparu, je crois qu'elle a été enlevée.
« Entrez, dit le gendarme, nous allons voir ça.
Il passa derrière une sorte de comptoir et s'assit devant un ordinateur.
« Commençons par le début, vous êtes monsieur ?
« Pierre Meunier, répondit l'homme ; et en disant cela il ressentit une sorte de déception. Il s'était attendu à entendre tout de suite les sirènes hurler, à voir les voitures bleu marine partir dans tous les sens à toute vitesse à la recherche d'Isabelle. Au lieu de cela il ne voyait qu'un fonctionnaire tout seul qui s'apprêtait à enregistrer une déclaration. Il déclina son identité et celle d'Isabelle et raconta par le détail ce qui s'était passé. Il avait tendance à répéter plusieurs fois ce qui lui paraissait être des indices important, comme la présence d'un homme à la cafétéria qui avait parlé avec elle, mais il se rendit soudain compte qu'il n'avait même pas songé à demander au barman à quoi ressemblait cet homme.
« Ça ne fait rien, dit le gendarme. De toute façons nous allons vérifier tout ça ; ne vous en faites pas, nous avons l'habitude. Vous êtes vous disputés récemment ?
« Non dit Pierre Meunier, mais je ne vois pas le rapport.
« Il y a cinquante mille disparitions par an en France, répondit l'autre, la plupart ne sont que des fugues. Les véritables enlèvements sont rarissimes, surtout chez les adultes.
« Nous ne nous étions pas disputés, dit Pierre ; bien sûr, il y avait des hauts et des bas, comme dans tous les ménages, mais nous n'avions pas eu de querelle grave ni importante. Elle ne serait pas partie comme cela, dans ce genre de circonstances.
Il rappela l'embouteillage, la chaleur, cette atmosphère étouffante de gaz d'échappement et le bruit des klaxons.
« Elle était partie se dégourdir les jambes, dit il. Je ne suis pas allé avec elle car il fallait bien que je reste dans la voiture ; mais cela allait bien à par ça.
« Avait elle une maladie nerveuse, ou des crises d'amnésie ?
« Pas que je sache, elle avait bien des bouffées de chaleur de temps en temps, mais c'est tout ;
« Jamais soignée pour une dépression nerveuse ou quelque chose comme ça ?
« Non, dit le mari. Tenez, ajouta-t-il, j'ai une photo d'elle justement.
Et ouvrant sa mallette il sortit une pochette de photos qui venaient d'être développées.
« Elle n'est pas d'un très grand format, mais par contre c'est une photo récente.
« Au moins c'est déjà ça, cela va nous permettre de gagner du temps, nous allons pouvoir faire des agrandissements et les diffuser dans toutes les gendarmeries. Avez vous une idée sur cet homme avec qui elle était au bar ? Demanda le gendarme.
« Je ne sais pas, dit Pierre Meunier, je me le suis déjà demandé. Je me suis demandé
si par hasard elle n'avait pas pu rencontrer quelqu'un qu'elle connaissait, un ancien amant par exemple. Mais cela ne tient pas, nous n'avons jamais eu ce genre d'histoire. C'est une femme bien, vous savez. Que va-t-il se passer maintenant ? Demanda-t-il.
« Nous allons lancer un avis de recherche et mener une enquête dans la région. Nous vous préviendrons si nous avons du nouveau. Si c'est un enlèvement vous allez certainement recevoir une demande de rançon. Ils vous dirons de ne pas prévenir la police, bien sûr ne les écoutez pas. Si nous voulons remonter jusqu'à eux il faut que nous soyons informés sur tout. Mais ne vous attendez pas trop à cela ; les enlèvements pour rançon sont préparés de manière minutieuse. En ce qui concerne votre femme, sa disparition a l'air tout à fait fortuite. Mais malgré tout on ne sait jamais. Parfois l'occasion fait le larron et il ne faut pas abandonner cette piste. Au fait, a-t-elle un téléphone portable avec elle ? C'est un instrument extraordinairement utile, car s'il est branché nous avons la possibilité de localiser l'endroit où il se trouve de manière absolument précise.
« Et s'il n'est pas branché ? Demanda Pierre.
« A ce moment, bien sûr, cela ne sert à rien ; mais souvent les gens ne pensent pas à ce détail et il nous permet de gagner du temps dans beaucoup d'enquêtes. Vous pouvez appeler ici de temps en temps pour venir aux nouvelles, mais il ne faut pas forcément vous attendre au pire. D'ailleurs nous n'avons pas d'autre cas semblable pour le moment ; quand il y a des affaires criminelles vous savez, elles sont rarement isolées. Attendez vous à recevoir la visite d'un enquêteur pour un complément d'information. Vous rentrez chez vous à Belfort ou vous continuez votre voyage dans le midi ?
« Je n'avais pas encore pensé à cela, dit Pierre. Je suppose que je vais aller dans le midi puisque c'est là que nous allions. Si jamais c'était une fugue comme vous avez l'air de le dire, il est possible qu'elle y soit allée.
« Vous avez des enfants ? Demanda le gendarme, il faut peut être penser à les prévenir.
« Nous avons deux enfants, deux garçons ; ils sont partis en vacances en Grèce avec leurs fiancées. Ils font du camping, ça n'est pas facile de les joindre, d'habitude c'est eux qui nous téléphonent.
Pierre ressortit de la gendarmerie. Le soleil avait baissé sur l'horizon et l'on sentait que l'après-midi allait toucher à sa fin. Il remonta dans sa voiture et réfléchit un peu. Il ne pouvait pas repartir comme cela. Au moment de s'engager sur l'autoroute il prit la bretelle inverse et reparti dans l'autre sens. Il dut faire une trentaine de kilomètres avant de pouvoir refaire demi-tour et retourner à la station-service.
Quand il entra dans la cafétéria et se dirigea vers le bar il vit que la caissière et le barman avaient changé. Ceux de la nouvelle équipe n'étaient au courant de rien et non, personne n'avait laissé de message à son intention. Il regarda autour de lui et sur le parking, mais il n'y avait toujours pas de traces d'Isabelle. Le fil était rompu avec ce qui s'était passé tout à l'heure. Il regarda sa montre et vit qu'il n'était pas encore dix-huit heures.
« Solange doit être chez elle, pensa-t-il, je vais lui téléphoner.
Solange était sa secrétaire ; il dirigeait une entreprise de fonderie qui travaillait pour l'industrie automobile.
« Allo, Solange ? Dit il ; c'est Pierre à l'appareil. Dites moi, je ne vais peut être pas pouvoir rentrer dimanche soir. Je pense que je ne serai pas là pendant quelques jours. Je compte sur vous pour vous occuper des affaires courantes, si il y a quelque chose de particulier n'hésitez pas à me joindre sur mon portable à tout moment.
Sa secrétaire lui demanda s'il y avait quelque chose de grave, mais il ne lui dit rien. Il préférait attendre de savoir si vraiment la disparition d'Isabelle se confirmait.
Il ne savait pas vraiment ce qu'il allait faire ; chercher Isabelle, bien sûr, mais où et comment ? C'était comme chercher une aiguille dans une botte de foin. Mais il n'y avait pas d'autre choix. La gendarmerie allait faire son travail, lui il pouvait essayer de compter sur la chance. Il remonta dans sa Mercedes et reprit doucement l'autoroute en direction du sud. Autour de lui c'était le défilé ininterrompu des camions et des voitures qui le doublaient. Il roulait à une vitesse assez lente pour ne rien perdre du moindre détail de ce qu'il voyait autour de lui. Mais les kilomètres s'accumulaient et il avait la lourde impression qu'il s'éloignait de plus en plus de sa femme.
La nuit était tombée quand il arriva dans sa villa des environs de Nice. Bien sûr il n'y avait personne. Toute les lumières étaient éteintes comme il se devait, mais il n'avait pas pu se départir de l'espoir que peut être il la trouverait là à l'attendre. Il alluma la maison et sentit le vide devenir de plus en plus pesant. Qu'allait il faire maintenant ? Il ne pouvait pas errer au hasard des rues en s'imaginant qu'il allait la rencontrer à la terrasse d'un café. Il alla dans son bureau et alluma son ordinateur. De sa mallette il sortit une seconde photo d'Isabelle et pensa que c'était une chance d'être passé chez le photographe retirer cette pochette juste avant le départ. Il glissa la photo dans le scanner et entreprit de composer une affichette qu'il pourrait faire diffuser en grande quantité. Il lui faudrait attendre le lundi pour trouver un imprimeur disponible, mais déjà un plan d'action se formait dans son esprit. Grâce à des annonces à la radio et à la télévision il pourrait trouver des volontaires pour former avec lui un comité qui distribuerait les affiches et chercherait à regrouper d'éventuelles informations. Il calcula que si une lettre anonyme lui demandant une rançon lui était envoyée à Belfort elle ne pourrait pas arriver avant mardi matin au plus tôt. Il pouvait donc rester jusqu'à ce moment là dans le midi à essayer de mettre les choses en branle.
Des environs d'Orange où elle avait disparu en allant vers le midi jusqu'à Nice il y avait à peu près trois cent kilomètres. Il lui faudrait donc orienter ses recherches à l'intérieur d'un triangle représentant l'ensemble de la côte méditerranéenne et ce n'était pas une mince affaire.

(à suivre)