Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

07/12/2006

Conte d'hiver


C'était hier. J'étais allé faire un tour à la plage histoire de respirer quelques minutes le vent glacé qui soufflait du nord. Du haut de la dune, de là où s'arrêtait la route, je voyais les rouleaux gris de la marée qui montait et envahissait cette grève mélangée de sables et de vases qui s'étend depuis Saint Jean jusqu'au fond de la baie. Sur le bord de la plage on voyait des traces de chevaux qui étaient venus s'entraîner là plus tôt dans la matinée et que l'on faisait galoper dans le sable mou pour leur fortifier les membres.
J'enfilai une paire de bottes en caoutchouc que je gardais toujours dans le coffre de la voiture et je descendis vers l'eau. J'aime l'eau ; comme il y a des incendiaires qui sont fascinés par le feu, je suis fasciné par l'eau. Je n'ai jamais provoqué d'inondation mais chaque fois que je vois des prés envahis par une rivière je suis en extase devant la beauté du spectacle. Le moindre étang, la vue d'un canal, le cours sinueux d'une rivière sont des images qui me ravissent ; alors la mer, cette étendue vivante, magique et d'une force incommensurable, je pourrais rester des heures à la regarder, à l'écouter, la sentir.
La marée montait rapidement. Les petites vagues frisées d'écume courraient les unes après les autres et cherchaient les moindres creux de ruissellement dans lesquels elles pourraient avancer encore un peu plus vite. Souvent on dit que dans la Baie la marée avance à la vitesse d'un cheval au galop ; ce n'est jamais vrai et c'est sans doute quelque poète à la recherche d'une image forte qui est à l'origine de cette légende que les habitants des villages côtiers se plaisent à répéter pour impressioner les touristes. Néanmoins c'est toujours une vision étonnante que cette masse d'eau qui parait sans limite et se déplace sans cesse avec une régularité d'horloge.
Soudain je vis une forme sombre qui bougeait lentement entre deux eaux à quelques dizaines de mètres de moi. Je pensais tout de suite à un baigneur à cause de la forme allongée et de la masse du corps que j'entrevoyais de loin, mais je réfléchis que ce n'était pas possible en cette saison ; cela devait être une sorte de gros poisson qui s'était aventuré en ces eaux peu profondes. Je suis habitué à voir des phoques dans la Baie, soit lors de mes promenades en bateau, soit directement depuis le rivage quand ils viennent pêcher en certains endroits. On voit en général surgir une tête ronde qui regarde autour d'elle avec un air étonné, inspecte le paysage et se donne le temps de respirer avant une nouvelle plongée. Mais on ne voit jamais le corps des phoques s'ils ne sont pas étendus sur le sable à se reposer. Là, manifestement, ce n'en était pas un ; c'était d'ailleurs un plus gros animal dont la présence était complètement inhabituelle dans la région. L'eau, qui menaçait de passer par dessus mes bottes à chaque vaguelette, m'empêchait d'approcher plus près, mais l'animal lui même venait inexorablement vers le rivage et au bout d'un moment je vis clairement qu'il s'agissait d'une sorte de dauphin.
J'avais souvent vu à la télévision des reportages sur ces cétacés qui, pris d'une sorte de folie ou désorientés par un parasite ou une maladie qui les privait de leur sens de l'orientation, se jetaient sur les plages et allaient ainsi à une mort certaine. Parfois, des volontaires qui se trouvaient là réussissaient, à force de d'entêtement et de persuasion à les faire rebrousser chemin et repartir vers le large. Cela réussisait rarement, mais parfois cela marchait ; il suffisait peut-être de temps en temps d'une intervention extérieure pour que leurs sens reviennent, un peu comme ces très jeunes enfants victimes d'un cauchemard contre lequel les parents ne peuvent rien faire et que la simple venue d'un médecin suffit à appaiser. Je m'avançais vers l'animal afin de tout tenter pour lui venir en aide. Je sentis aussitôt l'eau glacée envahir mes bottes et remonter le long de mon pantalon jusqu'à mi-cuisse.
C'est en février que la mer est la plus froide, qu'elle a perdu lentement toute la chaleur quelle avait emmagasiné pendant la belle saison et qu'elle n'a pas encore vu de belles journées qui lui permettraient de se réchauffer. De surcroît, le vent du nord qui soufflait était glacial et je compris très vite que je ne pourrais pas rester longtemps dans cette position. Je m'approchai du dauphin jusqu'à le toucher et me frottai contre lui afin de lui faire sentir ma présence. Il se tourna sur le côté et je vis un petit oeil étonné qui me regardait. Il n'était pas effrayé et je ne sentais pas non plus en lui d'agressivité. Je le carressai un peu puis, le prenant à bras le corps, j'essayai de le faire changer de direction. L'animal se débattit et m'échappa en un seul coup de queue. Il se rapprochait de plus en plus du rivage. Je revins près de lui et tentai, en faisant obstacle de mon corps, de lui interdire le chemin de la plage. Il était vigoureux et je dû bientôt entamer une lutte au corps à corps pour tenter de le faire changer de direction. Vu le peu de profondeur de l'eau à l'endroit où nous étions son ventre devait certainement toucher le sable ce qui lui ôtait une partie de sa force et m'aidait dans mon travail ; mais la mer était toujours en train de monter et le front où nous menions cette lutte pacifique reculait sans cesse. Je pensai que tant que nous serions à marée montante j'aurais une chance de lui faire rebrousser chemin, mais que dès que le flux s'inverserait il serait beaucoup trop lourd pour que je puisse faire quelque chose s'il arrivait à s'échouer sur la grève. Je n'avais pas non plus le temps d'aller chercher de l'aide : quitter la plage, aller à ma voiture qui se trouvait à près d'un kilomètre et de là au village où il me faudrait encore trouver des gens disponibles et intéressés au sauvetage d'un dauphin, ce n'était même pas la peine d'y songer. Encore en été il y aurait eu des touristes ou des vacanciers qui auraient été heureux de venir me prêter main forte dans cette aventure, mais à cette heure ci, en cette saison, il ne restait au bourg que des personnes agées qui auraient été incapables de la moindre aide quelle que fut leur bonne volonté. J'étais seul, irrémédiablement seul dans cette lutte contre la mort de cet animal obstiné qui s'entêtait à se jeter sur la plage. Je commençais à greloter et à me demander si ce que je faisais n'était pas complètement vain devant la volonté qu'affichait le dauphin. Mais chaque minute était une minute de gagnée et si je réussissais à suffisament l'agacer il finirait peut-être par repartir dans l'autre sens. Soudain je vis avec effroi que la mer avait céssé de monter. Encore quelques instants et elle entamerait son reflux et c'en serait alors fini de ce noble poisson si je n'avais pas réussi à lui faire faire demi-tour. Je redoublai d'efforts pour l'empêcher de s'échouer et le maintenir dans l'eau. C'était un travail exténuant dans cette mer gelée. J'étais maintenant entièrement trempé, j'avais l'impression que mille aiguilles me pénétraient le corps et je commençais à sentir un grand froid intérieur qui me disait clairement que je ne pourrais pas continuer longtemps à rester ainsi dans l'eau. Je sentais venir le vent désolé de la défaite en même temps que mes forces commençaient à m'abandonner.
Soudain j'entendis des claquements secs et répétés qui venaient du large. Je levai la tête et je vis, à quelques dizaines de mètres de là, encore en eau suffisament profonde, un deuxième cétacé qui venait vers moi. Mais celui ci n'avait pas du tout le même comportement calme et résolu. Au contraire, il allait et venait le long de la plage sans s'approcher trop du rivage et lançait des appels affolés en faisant claquer son bec et en poussant de petits cris pointus. Que se passa-t-il alors réellement dans l'esprit de mon dauphin ? Je l'ignore, mais dès ce moment là il marqua une hésitation dans les mouvements qu'ils faisait pour échapper à ma prise. Il était lourd, et je ne réussissais pas véritablement à le tirer du sable pour le refouler vers le large, mais de lui même, en quelques soubressauts, il regagna la mer et rejoignit son congenère qui l'appelait. Je les vis se frotter amoureusement l'un contre l'autre pendant quelques instants puis ils disparurent dans les vagues sans plus se retourner.