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14/05/2005

Les cerises, conte d'été.

Les cerises
Conte d'été




Chez ma grand mère il y avait un grand cerisier. Il était très vieux et avait commencé à pousser avant que le hangar ne fut construit. Quand mon grand père avait décidé d'agrandir sa forge et d'installer un nouveau bâtiment pour entreposer ses fers longs et ses réserves de matériel il n'avait pas voulu abattre l'arbre magnifique. Il avait construit tout autour de sorte que maintenant le cerisier émergeait des tôles rouillées. Ses premières branches maîtresses poussaient à moins de deux mètres du toit et il était facile d'y grimper pour ramasser des cerises ou faire la chasse aux merles pillards. Quand on montait tout en haut la vue portait très loin par dessus les haies du bocage ; c'était un observatoire parfait d'où l'on voyait sans être vu. Nous nous dissimulions dans les feuilles et après quelques minutes, quand mon oncle qui travaillait à la forge avait oublié le bruit de nos pas qui avait résonné sur la toiture métallique nous étions seuls entre ciel et terre, avec les cerises et les oiseaux.
J'avais une voisine qui s'appelait Madeleine. C'était la seule fille de mon âge dans ce petit bourg de la Mayenne qui n'était constitué que de quelques maisons regroupées autour de l'église. A part un petit nombre de commerçants et de retraités la majorité des habitants étaient des agriculteurs et vivaient dans des fermes éloignées. Ils ne venaient au village que pour faire des courses le dimanche en même temps qu'ils allaient à la messe. Madeleine était la fille du cantonnier. Alors que la maison de ma grand mère était située dans un creux, au bas du village, celle de Madeleine, juchée tout en haut de la côte qui remontait de l'autre côté se découpait sur le ciel. Ce n'était pas loin, à peine une centaine de mètres ; entre nos deux maisons il y avait une ferme où nous passions la plus grande partie de nos journées quand nous n'étions pas dans les champs à suivre la charrue pour ramasser les vers de hannetons. Madeleine avait la tête toute ronde et des cheveux blonds coupés à la Jeanne d'Arc avec une frange qui lui barrait le milieux du front. Ses joues étaient toujours roses et elle portait des tabliers à carreaux.
Nous étions dans l'arbre. Madeleine se faisait des boucles d'oreilles avec les cerises, comme en font toutes les petites filles et même, je crois, les petits garçons. Ses lèvres étaient tachés de rouge et son haleine avait la senteur acidulée des fruits. Elle riait en même temps que de temps en temps un rayon de soleil qui passait entre les feuilles de l'arbre la faisait cligner des yeux. Aussi loin que remontent mes souvenirs il y a toujours eu une fille dont j'étais amoureux, mais bizarrement je n'ai jamais été amoureux de Madeleine. Sans doute nous connaissions nous depuis trop longtemps, et puis je crois que quand j'étais enfant j'étais plus attiré par les brunes ; mon premier grand amour, à l'école primaire en Lorraine était une brune d'origine italienne. Avec Madeleine nous étions complices en beaucoup de choses, nous nous voyions tous les jours pendant les vacances d'été et elle qui ne partait jamais était toujours là et ravie de me voir. Quand nous nous retrouvions dans les fonds des jardins, dans les taillis qui bordaient la rivière ou dans l'ombre des granges de la ferme voisine nous nous livrions à des cérémonies secrètes qui reproduisaient celles des adultes mais avec nos propres rituels, nos mots, notre magie. J'ai de la peine à l'imaginer maintenant, plusieurs dizaines d'années plus tard. Qu'est elle devenue ? Comment est-elle ? J'ai oublié le son de sa voix, seuls me restent son visage et aussi ce parfum de cerise qui émanait d'elle quand nous étions dans l'arbre et qu'elle respirait.
Nous devions faire concurence aux merles qui comme nous venaient manger les cerises. Ils délaissaient celles qui n'étaient pas mûres et ne goûtaient que celles qui regorgeaient de jus et de sucre. En général notre présence suffisait à les écarter mais ils avaient compris que les plus belles grappes, celles qui se trouvaient au bout des branches les plus fines étaient hors de notre portée car nous ne pouvions aller les chercher sans craindre de les casser. Nous nous partagions le territoire de l'arbre, mais malgré tout il nous fallait, pour trouver de nouveaux fruits à manger, aller toujours plus haut, toujours plus au bout des branches, prendre toujours plus de risques. Madeleine grimpait comme un garçon ; ses jambes minces qui sortaient de ses jupes trop courtes enserraient les branches avec force et ses bras la hissaient vers le haut. Bien sûr il nous était défendu de grimper dans l'arbre. Quand nous y étions ma grand mère ou ma tante se mettaient sur le pas de la porte et nous appelaient avec inquiétude. Nous évitions de faire du bruit pour ne pas être démasqués ; nous parlions en chuchotant et nos séjours dans l'arbre tenaient toujours du secret.
Le toit à faible pente du hangar était comme un radeau et l'arbre comme le mat d'un bateau. Avec le temps nous avions amené tout un fatras de matériaux qui pouvaient devenir indispensable à notre survie si jamais le reste du monde disparaissait : nous avions des bouts de bois, des ficelles, de vieilles tôles récupérées qui nous permettaient d'installer des cabanes temporaires et quelques jouets dont nous ne nous servions que rarement. J'avais un tube de métal qui était très pratique comme longue vue, un baton qui me servait tour à tour de sceptre et d'épée et Madeleine avait amené des poupées qui étaient à la fois notre public, nos enfants ou nos passagers selon ce qu'exigeait la situation. Nous avions de petites boites dans lesquelles nous ramassions des insectes, des chenilles, des coccinelles, toutes sortes de petites punaises des bois. Pour les garder en vie nous leur donnions des cerises à manger. Certains survivaient d'autres non, sûrement ceux qui n'aimaient pas les cerises ! Peut-être qu'aussi, en notre absence, les uns dévoraient les autres ! De temps en temps, quand nous restions plusieurs jours sans venir il nous fallait vider les boites pour nous débarasser des cadavres, mais dans l'arbre il y avait toujours d'autres insectes qui pouvaient remplacer ceux que nous avions perdus et notre ménagerie était facilement renouvelable.
Il faisait toujours beau. Quand nous étions dans l'arbre il faisait toujours beau. L'air était chaud et sec, chargé des poussières des récoltes et le vent léger qui nous amenait le meuglement des vaches dans les prés ou les hénissements des chevaux au travail nous caressait gentiment. Mais à vrai dire, en y réfléchissant bien, il ne s'est jamais rien passé d'exceptionnel dans cet arbre. Aucune chute dangereuse, aucune rencontre inattendue, aucune découverte surprenante, mais l'arbre en lui-même était un monde qui n'appartenait qu'à nous. Il y a un âge pour grimper aux arbres. Avant on ne sait pas, après on ne s'y intéresse plus. J'ai aussi connu d'autres arbres : des arbres des forêts, en Lorraine, qui étaient certes beaucoup plus hauts et que l'on escaladait grace à des clous de charpentiers enfoncés dans le tronc, mais celui ci avait quelque chose de particulier : une personnalité, un caractère, il faisait partie de la famille. Ce n'était pas un arbre indifférent et maintenant je suis sûr qu'il nous parlait de temps à autre : J'ai oublié ses mots, mais je suis sûr que c'est lui qui nous disait de revenir encore et toujours nous percher dans ses branches et lui tenir compagnie, prisonnier qu'il était d'un hangar qui l'avait enfermé et l'empêchait de partir.

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