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14/07/2005

Chère Isabelle, 3

(Suite)

3





Quand le lundi il se réveilla la première chose qu'il fit fut de téléphoner à la gendarmerie. Le gendarme qui lui répondit fut précisément celui qui avait enregistré sa déclaration le jour de la disparition d'Isabelle. Il n'y avait rien de nouveau, l'enquête était en cours et l'on n'avait toujours pas de trace de son épouse.
« Cependant, dit le gendarme, si l'on en croit une employée de service qui était en train de nettoyer les carreaux à ce moment là, il semblerait que votre femme et l'homme avec qui on l'a vue soient sortis ensemble, mais cela ne prouve rien pour la suite : elle aurait très bien pu être forcée à monter dans un véhicule de même qu'ils ont aussi bien pu se séparer. L'homme était de grande taille aux cheveux châtains clairs, ce n'est pas une description très précise bien sûr, mais est-ce que ça vous dit quelque chose ?
« A priori non, répondit Pierre. C'est une description qui pourrait bien correspondre à n'importe qui.
« Je vous l'accorde, dit le gendarme.
« Avez vous pu la localiser grâce à son téléphone portable ? Demanda Pierre.
« Il semble qu'il ne soit jamais branché, répondit l'autre, mais cela ne veut rien dire, car quelqu'un qui voudrait brouiller les pistes ne ferait pas autrement.
« J'ai pensé, dit Pierre, faire poser partout des affiches avec sa photo pour lancer un appel à témoin.
« Si vous voulez, répondit le gendarme. Ne vous attendez cependant pas à trop de résultats de ce côté là, cela a rarement du succès, surtout si c'est bien un enlèvement comme vous le pensez. De plus vous risquez d'avoir affaire à un tas de fausses pistes ; beaucoup de gens s'adresseront à vous qui auront cru voir quelqu'un qui lui ressemble, ou vous contacteront pour des raisons tout à fait personnelles ; vous aurez des voyants qui prétendront pouvoir vous aider grâce à leur pendule ou leur boule de cristal et des tas de choses de cet ordre.
« J'ai entendu dire, dit Pierre, que la police utilisait parfois des voyants dans ce genre d'affaires.
« N'en croyez rien, dit le gendarme. La réalité c'est que notre fonction nous oblige à enregistrer et à vérifier tous les témoignages, quels qu'ils soient. Alors quand un mage ou un astrologue ou je ne sais quoi nous appelle pour nous dire qu'il a localisé un endroit ou un otage par exemple pouvait être détenu, nous sommes obligés d'aller voir. Nous y sommes d'autant plus obligés qu'il y a dans ce pays une quantité impressionnante de gens qui croient à ce genre de choses et qui, si nous n'allions pas vérifier nous le reprocheraient. Sachez tout de même que si jamais il s'avérait qu'elle est partie volontairement et qu'elle persiste à ne pas vouloir vous donner son adresse nous n'aurions pas le droit de vous la donner.
« Je suis son mari, tout de même, dit Pierre.
« Bien sûr, mais cela n'y change rien ! Mais vous avez peut-être raison, elle peut fort bien avoir être retenue quelque part contre son gré. De toutes façons les recherches continuent, ce qu'il y a c'est que si c'est le cas, tant que les ravisseurs ne nous ont pas contactés, nous n'avons aucune piste. Nous avons fait des recherches discrètes autour de la station service où elle a disparu, mais elles n'ont rien donné pour le moment. Nous pouvons lancer un plan plus large, mais il est fort probable qu'elle soit montée dans un véhicule qui l'ait emmenée à plusieurs dizaines voire plus de cent kilomètres. Dans ces conditions il ne servira à rien de passer le terrain au peigne fin sur quelques kilomètres carrés. Nous devrons compter sur la chance.
« Vous allez le faire tout de même ? Demanda Pierre.
« Bien sûr, dit le gendarme.
« Je ne suis sûr de rien, dit Pierre, mais je ne vois pas pourquoi elle serait partie aussi subitement et dans de telles circonstances alors qu'il ne s'était rien passé de particulier entre nous.
« Êtes vous rentré chez vous à Belfort ou êtes vous allé dans le midi ? Demanda le gendarme.
« Pour le moment je suis à Nice, répondit Pierre ; j'ai pensé que vu les circonstances, comme nous nous dirigions vers le sud quelques soit les conditions de sa disparition il y avait plus de chances de la trouver là que vers le nord.
« C'est vrai, dit le gendarme, mais ce n'est pas certain. De toutes façons si vous recevez un message il y a de fortes chances que ce soit à Belfort, alors vous devriez vous arranger pour être là au moment où il arrivera.
« C'est ce que j'avais prévu de faire, dit Pierre ; j'avais prévu de rentrer ce soir pour être là-bas demain matin.
Pierre raccrocha le téléphone et chercha sur l'annuaire l'adresse d'un imprimeur. Il y en avait toute une liste parmi laquelle il était incapable de faire un choix, mais finalement il en repéra un qui officiait dans le quartier même où se trouvait la villa et Pierre se dit qu'il devait bien en valoir un autre.
L'imprimerie était un vaste hangar qui s'ouvrait derrière une double porte de fer peinte au minium à l'intérieur de laquelle il y en avait une autre plus petite. Il y avait une grosse machine noire à l'arrêt et plusieurs autres, de taille plus modeste, qui avaient l'air plus récentes. La grosse machine était couverte de poussière, mais les petites avaient l'air de servir plus souvent. Des piles de papier sur des palettes étaient rangées le long d'un mur et un homme vêtu d'une blouse bleue s'affairait devant l'écran d'un ordinateur. C'était un homme d'une bonne cinquantaine d'années aux cheveux grisonnants et qui affichait un certain embonpoint. Il ressemblait à un acteur de télévision dont Pierre avait oublié le nom mais qu'il trouvait assez sympathique et qu'il avait plaisir à revoir quand il regardait un téléfilm. En entendant le bruit de la porte métallique qui se refermait l'homme se retourna et regarda Pierre.
« Monsieur ? Interrogea-t-il, d'un ton qui voulait tout à la fois dire « Bonjour », « Que puis-je faire pour vous ? » et « Est-ce que nous nous connaissons ? ».
« Bonjour monsieur, dit Pierre en le saluant. Je viens vous voir parce que j'aurais besoin d'une affiche ; pouvez vous me faire cela ?
Et en disant ces mots il sortit de sa poche et déplia la maquette qu'il avait fait chez lui sur son ordinateur personnel. Il y avait une photo d'Isabelle encadrée par ces quelques mots : « Appel à témoin, recherche tous renseignements sur cette personne disparue sur l'autoroute A7 le 3 juillet dans la région d'Orange. »
« Normalement je devrais vous dire que je n'ai pas le temps, dit l'imprimeur. Je suis saturé de travail et je n'arrive déjà pas à fournir mes clients. Mais votre histoire a l'air assez particulière, je ne vais pas vous envoyer voir ailleurs. J'imagine que c'est très urgent ?
« Vous avez compris, dit Pierre.
« C'est drôle, dit l'homme, en regardant cette photo j'ai l'impression que je connais cette personne. C'est votre femme ?
« Bien sûr, dit Pierre. Il est fort possible que vous l'ayez déjà vue car nous avons une maison de vacances dans le quartier.
« Vous vivez ici toute l'année ? Demanda l'imprimeur qui n'avait sans doute pas entendu la réponse de Pierre.
« Non, seulement en vacances. En fait c'est ma femme qui vient le plus souvent. Elle aime la côte, elle est originaire d'ici. Moi je suis très pris par mon travail, j'ai moins le temps de venir.
Et en disant cela Pierre se rendit compte qu'il y avait une contradiction énorme entre leur vie à Belfort où il était le plus près possible d'Isabelle et les vacances qu'elle passait à Nice dont il ne savait à peu près rien. Bien sûr il avait totalement confiance en elle et ils se téléphonaient tous les jours. Il supposait que quand elle était ici elle menait exactement la même vie qu'à Belfort ayant en plus la plage à sa disposition.
« Vous êtes sûr de l'avoir déjà vue ? Demanda Pierre, vous souvenez vous où ? Vous souvenez vous si elle était avec quelqu'un ?
« Comme ça non, je ne me souviens pas, dit l'imprimeur ; mais ça me reviendra certainement. Pour votre affiche je crois que je peux vous faire ça assez rapidement ; auriez vous l'original de la photo que vous avez utilisée ? Ce serait préférable.
Pierre n'avait pas pensé à l'amener.
« Il est chez moi, dit il, je retourne le chercher ; je serai de retour dans un quart d'heure.
« Combien voulez vous d'exemplaires ? Demanda l'autre. Une fois que la machine est en route vous pouvez en avoir autant que vous voulez. Mais le temps de préparer la maquette et de faire la plaque d'offset, vous ne les aurez que demain matin.
En chemin Pierre réfléchit qu'il n'avait aucune idée de la quantité d'affiches qui lui serait nécessaire ni de comment il s'y prendrait concrètement pour les faire diffuser. Cent lui paraissait trop peu, mille seraient peut-être bien, dix mille certainement trop. Des années et des années auparavant il avait participé à des campagnes d'affichage pour un ciné-club dont il s'occupait avec quelques amis. Il se souvenait ce que c'était de partir à travers une ville avec cent ou deux cents affiches sous le bras. Il calcula rapidement que si il voulait couvrir plus ou moins un seul département il lui faudrait au moins deux mille affiches ce qui représentait au bas mot dix jours pour une personne ou une journée pour dix personnes, à condition de les avoir sous la main. Il se demanda alors s'il n'aurait pas intérêt à passer par un grand annonceur disposant de panneaux routiers ou urbains de douze mètres carrés. Le tarif serait certainement plus élevé, et de beaucoup, mais la diffusion serait assurée de manière plus efficace et il n'aurait pas à s'en soucier personnellement. Cependant il y avait cet imprimeur qu'il avait déjà contacté et à qui il ne pouvait pas faire faux-bond, d'autant plus que celui-ci pouvait peut-être lui donner des renseignements sur Isabelle. Il pensa qu'il pouvait toujours lui en commander mille et qu'avec Madeleine il trouverait bien une idée pour les faire distribuer. Il fallait qu'il apprenne plus de choses sur Isabelle et sur la manière dont elle vivait quand elle était seule ici. Petit à petit le doute et la suspicion s'insinuaient dans son esprit. Malgré l'extraordinaire de sa disparition et l'impossibilité d'une préméditation il n'était plus sûr de rien. Il se rendait seulement compte que cette histoire était une équation à plusieurs inconnues et qu'Isabelle n'en était pas la moindre.
Quand il revint chez l'imprimeur il essaya de l'interroger à nouveau, mais celui-ci ne se souvenait toujours pas.
« Je crois que je connais son visage, dit-il, mais pour le moment je n'ai rien de plus précis. Je vais tâcher d'y réfléchir cette nuit, en dormant, nous en reparlerons demain.
« Vous pouvez réfléchir en dormant ? S'étonna Pierre, comment faites vous ?
Il était incrédule et crut que que l'autre se moquait de lui.
« Je ne sais pas, répondit l'imprimeur, mais souvent quand je me couche en ayant un problème que je n'arrive pas à résoudre la réponse est là, au réveil. C'est même la première chose que j'ai en tête, tant que les pensées pressantes de la journée ne sont pas venues l'effacer. Ça fait des années que je que je considère que cette idée là, qui s'est formée pendant mon sommeil et qui vient de très très loin est la plus importante et la plus authentique. En général ça marche ; en tous cas j'ai tendance à m'y fier.
« Je n'ai jamais rien entendu de pareil, dit Pierre.
« Je veux bien vous croire, dit l'imprimeur.
« Êtes vous une espèce de philosophe ? Demanda Pierre.
« Appelez ça comme ça si vous voulez ; disons que j'ai eu l'occasion de réfléchir à des tas de choses et que la réflexion est une activité qui me convient bien.
Pierre lui donna la photo et lui demanda combien de temps il allait la garder car c'était la seule qu'il avait et il en avait encore besoin pour la presse.
« Pas de problème, répondit l'autre ; le temps de faire un flashage et je vous la rends.
Quittant l'imprimerie Pierre téléphona à Madeleine. Celle ci lui annonça un rendez-vous avec le journaliste à quatorze heures à Saint Jean Du Var.
« Venez plus tôt, lui dit-elle, si vous n'avez pas encore déjeuné nous pourrons le faire ensemble.
Pour la première fois depuis près de deux jours Pierre connut une sensation d'appétit. Il se rendit compte que jusque là il n'avait pas eu faim du tout et à part sa tentative ratée au restaurant de la plage il n'avait même pas pensé à prendre un repas. Il remit sa voiture en marche et prit directement la route de Saint Jean. Il n'était pas encore midi quand il se gara devant le garage des parents de Madeleine. Dès qu'elle le vit elle sortit.
« Venez, dit-elle ; nous allons aller aux Roudoudous. C'est à deux pas d'ici.
« Les Roudoudous ? Demanda Pierre.
« Oui, dit Madeleine, c'est un café, il font restaurant et ce n'est pas mauvais.
Ils prirent une petite rue qui partait de la place principale et Pierre vit bientôt une enseigne qui annonçait « Bar des Roudoudous ».
« C'est un drôle de nom pour un bar, dit Pierre.
« Un peu, répondit Madeleine, personne n'a jamais véritablement compris pourquoi le patron a donné ce nom là à son café. Vous savez, les roudoudous ça évoque l'enfance, ce sont ces confiseries sucrées dans des coquillages. Je soupçonne que dans son esprit les Roudoudous ce sont ses clients, qu'il considère comme de grands enfants. Mais c'est sympa, vous verrez, même si c' est un peu particulier.
« Il y avait aussi un journal pour enfants qui portait ce nom, dit Pierre.
« C'est ce que je disais, dit Madeleine, nous sommes bien dans l'enfance.
Ils entrèrent et s'assirent à une table dans le fond de l'établissement. Il était tôt et il n'y avait encore personne. Pierre regarda autour de lui pour se rendre compte dans quel genre d'endroit Madeleine l'avait amené. La pièce, assez sombre, était peinte en rouge foncé et des affiches de concerts de jazz étaient collées aux murs. Dans un coin il y avait une petite scène avec un piano et un petit matériel de sonorisation. De toute évidence le bar devait être surtout actif en soirée et la nuit, le jour il n'y avait guère qu'une clientèle de quelques habitués. Soudain en face de lui Pierre vit quelque chose qui l'intrigua : un grand cadre doré était accroché au mur, mais il ne portait en lui aucun tableau ni aucune photographie. Seuls apparaissaient le clou dans le mur et un système assez compliqué de ficelles qui permettaient de régler son inclinaison. Une étiquette était punaisée sous le cadre mais elle était trop loin et Pierre ne pouvait pas la lire.
« Qu'est-ce que c'est que ce truc là ? Demanda-t-il à Madeleine.
Elle n'eut pas besoin de se retourner pour savoir de quoi il parlait et esquissa un sourire.
« Ça, dit elle, c'est la marque du patron, je vous avais dit qu'il était un peu spécial.
« Qu'y a-t-il de marqué sur l'étiquette ? Demanda Pierre.
« Vous devriez vous lever et aller regarder, dit Madeleine.
S'approchant pour mieux y voir, Pierre lut l'inscription : « La structure et le manque ». Il eut un air dubitatif et revint s'asseoir.
« Alors, qu'en pensez vous ? Dit Madeleine. Elle riait.
« Je suppose que lui aussi c'est un artiste, dit Pierre.
« Dans son genre, répondit la jeune femme. Mais vous allez voir, sa cuisine est bonne, c'est aussi un artiste de ce côté là.
Un homme d'une quarantaine d'années arriva sur ces entrefaites et se pencha pour embrasser Madeleine sur les deux joues. Il avait le teint pâle et un certain embonpoint et une lueur d'intelligence enflammait son regard.
« Jo, dit Madeleine, je te présente Pierre, cet ami dont je t'ai parlé ce matin ;
« Enchanté, dit Jo en tendant sa main vers pierre pour le saluer. Madeleine m'a parlé de votre histoire avec votre femme, c'est terrible ce qui vous arrive ! Si je puis faire quelque chose pour vous aider, n'hésitez pas à me demander. Je serai ravi, si j'ose dire, ajouta-t-il après une seconde d'arrêt.
« Sers nous donc à déjeuner, dit Madeleine. Qu'as tu préparé aujourd'hui ?
Le visage de Jo s'illumina et il se redressa avec fierté.
« Comme plat du jour, dit-il, j'ai un ragoût de bœuf ; j'ai fait une sauce aux épinards relevée d'une pointe de curry, le tout accompagné de pâtes fraîches. C'est une idée qui m'est venue cette nuit, vous m'en direz de mes nouvelles.
« Vous aussi vous réfléchissez en dormant ? Demanda Pierre avec une toute petite pointe d'ironie dans la voix. En disant cela il pensait bien sûr à sa conversation du matin avec l'imprimeur.
Jo qui ne connaissait pas cette histoire eut l'air étonné.
« Non, bien sûr, dit-il. C'est le soir en me couchant que je réfléchit souvent à ce que je vais préparer le lendemain.
« Alors où en êtes vous ? Demanda Madeleine.
« Je suis passé voir un imprimeur ce matin, dit Pierre, Je lui ai commandé mille affiches. Ce n'est pas beaucoup, mais nous aurions de toutes manières un problème pour les poser, cela prend un temps fou, et si nous voulons constituer une sorte de comité de soutien comme je l'avais pensé au début, c'est pareil, il faudra des semaines avant de réussir à réunir un nombre suffisant de personnes.
« Alors qu'allez vous faire, vous n'allez pas abandonner ?
« Non, bien sûr, nous allons d'abord rencontrer ce journaliste tout à l'heure, mais ensuite pour les affiches j'ai pensé qu'il valait mieux que je m'adresse à un annonceur professionnel qui puisse utiliser des panneaux routiers voire même des voitures publicitaires. C'est ce qui sera le plus efficace et le plus rapide. C'est ce qui aura - à part la presse bien sûr - le plus grand impact. De toutes façons je ne pourrai pas rester très longtemps sur la côte ; il faudra bientôt que je retourne à Belfort, J'ai mon entreprise qui a besoin de moi. Quelques jours d'absence ne sont pas un problème, il n'y aura que quelques rendez vous à reporter, mais au delà ce n'est pas possible. J'ai déjà fait une fois l'expérience de perdre mon travail quand Isabelle était partie il y a trois ans, je vous l'ai raconté hier. Je ne peux pas prendre le risque de recommencer. Et puis la situation est différente. Là elle n'est pas partie volontairement, elle a sans doute été enlevée. Si je me laissais aller jusqu'à en perdre mon emploi ce ne serait pas une bonne manière de l'aider. Quand elle reviendra il faut qu'elle puisse retrouver une situation inchangée.
Entre temps Jo les avait servis. Il leur avait amené deux assiettes de viande nappée d'une étrange sauce verte un peu épaisse et au goût relevé.
« Comment trouvez vous cela ? Dit Madeleine.
« C'est étonnant, dit Pierre. Je n'aurais jamais imaginé qu'on pu faire une telle chose avec des épinards. Est-ce qu'il passe son temps à inventer des recettes comme cela ?
« Il fait souvent des choses plus classiques, et quand les gens aiment ses préparations ils lui en redemandent. Mais il fait pas mal de trouvailles comme cela. Aujourd'hui nous avons eu la chance de tomber sur un jour d'inspiration.
Il prirent une bouteille de rosé frais pour accompagner leur repas.
« Je n'avais pas mangé depuis deux jours, dit Pierre.
« Vous deviez être mort de faim !
« Non, répondit Pierre, je n'y pensais même pas. Mais là, oui, ça fait du bien.
« Que se passe-t-il en vous, demanda Madeleine. J'ai l'impression qu'il y a quelque chose de changé. Est-ce la vérité ?
« Je ne sais pas, je ne vois pas de quoi vous voulez parler.
Il s'interrompit quelques secondes puis reprit :
« Je ne vais pas rentrer à Belfort dès demain; il faut que je revoie cet imprimeur le plus tôt possible, il m'a dit quelque chose d'étrange à propos de ma femme.
« Qu'a-t-il donc pu vous dire ?
« Il la connaît de vue. Ce n'est pas extraordinaire en soi, nous habitons dans le même quartier, mais s'il y a un mystère il sait peut-être quelque chose. Il sait qu'il l'a vue, mais il ne sait plus dans quelles circonstances. Il doit y réfléchir et me le dire demain. Je me suis rendu compte ce matin que je ne m'était jamais posé de questions sur ce que faisait Isabelle quand elle était ici et maintenant je m'en pose. Et je me rends compte que je suis dans l'ignorance la plus complète. Elle pourrait tout aussi bien avoir été enlevée par des gens qui l'auraient connue ici.
« Ce ne serait plus le fait du hasard alors ?
« Je ne dis pas ça ; mais en fait il faut tout envisager. Et c'est peut-être ainsi que ressortira un détail qui permettra de comprendre ce qui s'est passé.
« N'empêche que j'ai l'impression que vous avez changé, dit Madeleine. Hier vous aviez l'air plus dépressif, plus angoissé.
« C'est parce que je suis avec vous répondit Pierre. Je n'ai pas été seul de la journée, mais je crois que si je l'avais été ce serait pareil, peut-être même pire.
Il lui reparla de son projet de faire faire des panneaux par un grand annonceur professionnel.
« Si vous avez les moyens ce sera le plus rapide et le plus efficace avec le journal, mais cela coûte cher.
« Si l'argent que je gagne ne peut pas servir au moins à ça, dit Pierre, ça n'est vraiment pas la peine d'en gagner !
Sur ces entrefaites arriva le journaliste ami de Madeleine. C'était un homme déjà âgé, aux cheveux blancs et rares qui marchait voûté et penché en avant. La jeune femme se leva pour l'accueillir :
« Vous êtes en avance ! Dit-elle. Je vous présente Pierre Meunier dont je vous ai parlé ; Pierre, voici Edmond Costello qui travaille au Midi-Libre et qui va certainement pouvoir vous aider.
Pierre se leva pour saluer le nouvel arrivant.
« Enchanté de faire votre connaissance, dit il, je vous attendais avec impatience.
« Madeleine m'a tout expliqué de votre affaire, dit l'homme, je crois effectivement que nous pouvons vous aider. Dans ce genre d'affaires plus la presse s'en mêle plus la police se sent obligée de se démener. Par contre il faut vous attendre à recevoir tout un tas de témoignages qui seront soit inexploitables soit complètement farfelus. Des gens croiront l'avoir vue partout et je ne sais pas comment vous pourrez vérifier. Vous n'avez pas reçu de demande de rançon ?
Pierre se rendit compte qu'il lui disait les mêmes choses et lui posait les mêmes questions que le gendarme d'Orange.
« Je vais envoyer quelqu'un vérifier mon courrier à Belfort, dit-il. Mais j'ai calculé que de toutes façons, si une lettre m'était envoyée elle ne pourrait pas arriver à Belfort avant demain, compte tenu du week-end.
« Racontez moi encore comment cela s'est passé, dit le journaliste.
Et Pierre recommença son histoire.
« Je me souviens avoir vu votre femme descendre de la voiture, dit Madeleine. N'était-elle pas en colère ?
« Pas en colère, répondit Pierre, nous ne nous étions pas disputés ni rien ; elle n'était pas en colère mais énervée, oui. Elle était pressée d'arriver et cet embouteillage avec la chaleur qu'il faisait était vraiment désagréable. Je dois dire que je l'avais trouvée extraordinairement impatiente.
« Combien de temps êtes vous restés arrêtés ? Demanda Edmond Costello ;
« Environ deux heures sans bouger d'un mètre. Nous avons appris par la suite qu'une voiture qui remontait l'autoroute à contre sens avait provoqué un accident entre plusieurs véhicules. Il y eut trois morts. Mais c'est un hasard total que nous ayons été arrêtés à proximité de la station-service. Sinon elle serait restée dans la voiture.
« Je n'en doute pas, dit le journaliste. Néanmoins nous n'avons pas beaucoup d'éléments à notre disposition. Je suppose que les environs de la station-service ont été fouillés et que cela n'a rien donné. Il y avait du monde sur l'aire de repos. Si elle a été entraînée de force quelqu'un a peut-être vu quelque chose.
« Je pense qu'il y avait du monde, dit Pierre ; mais quand la circulation a redémarré les gens ont dut remonter tout de suite dans leur voiture. Quand moi je suis arrivé il n'y avait plus personne.
« Ce sont des circonstances étranges. On pourrait imaginer que quelqu'un qui serait sorti avec elle de la cafétéria et qui aurait été armé d'un pistolet aurait pu l'obliger à monter dans un véhicule. Je ne crois pas beaucoup à une histoire de rançon. Plutôt à une sorte de crime crapuleux, un violeur quelle aurait rencontré par hasard et qui l'aurait approchée d'abord par la ruse. Mais si c'est le cas, excusez moi d'être brutal, elle est probablement morte et son cadavre dissimulé très loin de l'endroit où elle a été enlevée.
« Je pensais jusqu'à présent qu'elle était séquestrée quelque part, dit Pierre.
« Je vais être franc avec vous, dit Edmond. Si vous n'avez pas reçu très rapidement une demande de rançon vous allez devoir abandonner cette idée. Avez vous une photo d'elle ?
« Tenez, dit Pierre en ouvrant sa mallette. Mais c'est la seule que j'aie ici, pourrai-je la récupérer ?
« Je vais essayer, dit le journaliste, mais ça ne sera pas forcément facile. C'est le labo technique qui s'occupe des photos une fois qu'elles sont confiées à la rédaction et parfois ils mangent les consignes. Les archivistes ont aussi tendance à les garder comme si elles appartenaient au journal. De toutes façons vous avez toujours le négatif ?
« Bien sûr, et j'ai d'autres photos, mais elles sont à Belfort.
Edmond Costello se leva et s'apprêta à les quitter.
« Il faut que j'y aille, dit-il. Un journaliste n'a jamais beaucoup de temps et je crois que j'ai noté l'essentiel. Je vais faire en sorte que cet article paraisse dès demain et je vais essayer d'avoir la première page ; mais ce n'est pas toujours facile : il suffit qu'un train déraille ou qu'un homme politique se fasse assassiner je ne sais où pour que nous soyons relégués aux faits divers régionaux. N'hésitez pas à m'appeler si vous avez du nouveau, je vais suivre cette histoire au plus près.
Madeleine le raccompagna jusque dans la rue.
« Quel âge a-t-il ? Lui demanda Pierre quand elle revint.
« Il devrait être à la retraite depuis longtemps, répondit la jeune femme, mais au journal il fait partie des meubles. Il vit seul et passe ses journées là-bas ou à enquêter pour un article. Je crois qu'il n'arrêtera jamais. Il mourrait dès le lendemain. Faites-lui confiance.
Le patron du bar vint s'asseoir à leur table.
« Comment avez vous trouvé ce ragoût ? Demanda-t-il, je peux vous offrir un café ?
« Très bon, dit Pierre ; très bon et surtout étonnant. Vous n'avez jamais eu envie d'ouvrir un restaurant plus important ? Dans un endroit où vous pourriez avoir une clientèle plus nombreuse ?
« J'ai suffisamment de clients ici, répondit Jo. Pas ce midi, mais en général je ne chôme pas. J'ai mes habitués qui se font plaisir en venant ici et qui amènent leurs amis et puis je ne suis pas sûr que je saurais faire marcher une usine avec une dizaine de personnes en cuisine et autant en salle. Ici c'est ma dimension, je suis bien. J'ai deux ou trois personnes qui travaillent avec moi, nous nous entendons bien, il n'y a pas de problèmes. Et nous arrivons à fermer de temps en temps pour prendre des vacances.
« Ça veut dire quoi votre truc accroché au mur ? Demanda Pierre.
Jo eut un sourire.
« Normalement il devrait y avoir un tableau dans ce cadre. Mais là il est vide et je l'accroche quand même, en soulignant cette absence et en lui gardant sa fonction décorative. La plupart des gens pensent eux aussi qu'ils devraient avoir quelque chose qu'ils n'ont pas. Ils vivent sur un manque avec lequel ils doivent se démerder vaille que vaille. Je crois que ce cadre leur permet de se reconnaître et de se rassurer.
« De se rassurer ? Dit Pierre ; est-ce qu'il n'y a pas des gens que ça inquiète ?
« Peut-être dit Jo ; Alors si ça les interroge, je peux espérer que ça contribue à les éveiller.
« Vous êtes ici depuis longtemps ?
« Cinq ans, c'est à la fois peu et beaucoup. Pour les gens d'ici je suis toujours un nouveau, mais en même temps ils commencent à s'habituer à moi.
Il y avait une certaine nostalgie dans sa voix.
« Que faisiez vous avant ? Dit Pierre.
« J'étais en région Parisienne, j'ai fait toute sorte de métiers ; mais la cuisine m'a toujours passionné. Quand j'ai acheté ce bar j'avais une petite amie qui était originaire du village. Elle est morte il y a deux ans dans un accident de voiture et je suis resté ici.
Ils se turent un instant. Ce fut un silence en hommage à l'absente, à l'amie décédée de Jo.
« Vous n'avez pas eu envie de retrouver une autre femme ou une autre amie ? Demanda Pierre.
« Cela viendra peut-être un jour, pour le moment je vis encore sur son souvenir.
« Tu n'en parles pas souvent, dit Madeleine.
« C'est vrai, répondit Jo, mais là nous avons quelque chose en commun avec monsieur Meunier, nous vivons tous les deux sur une disparition, même si pour lui ça fait moins longtemps.
« Appelez moi Pierre, dit celui-ci. C'est ça votre tableau ?
« Peut-être, si vous voulez.
« Qu'est-ce qui vous aide à tenir ?
« Le travail, dit Jo ; le travail et le souvenir. Mais pour moi c'est fini, je sais qu'elle ne reviendra jamais plus ; je devrais en faire mon deuil mais je n'y arrive pas. Nous avions tellement d'amour, nous n'étions pas du tout usés. Qu'elle soit partie comme cela, si brutalement, alors que toute la journée ce n'était que caresses et regards amoureux, est impossible à accepter. J'ai l'impression que l'oublier, ne serai-ce qu'une seule seconde, ce serait la trahir, ce serait me trahir. Vous ne pouvez pas savoir, personne ne peut savoir ; je ressens en moi quelque chose qui bouillonne pour elle en permanence, qui me brasse les tripes, me triture le dos, et c'est pour elle, ça ne peut être pour personne d'autre. Comment oublier cela si cela ne m'oublie pas ? Ne ressentez vous pas cela pour Isabelle ?
« Je ne sais pas, dit Pierre. C'est tellement fort ce que vous dites. Et puis c'est différent, Isabelle n'est pas morte, enfin rien ne le dit. Je la cherche, mais c'est autant de l'inquiétude que du désespoir. Vous, vous n'êtes plus que dans le désespoir. Il ne vous reste rien d'autre à part votre travail. Et encore, vous l'aviez commencé avec elle ; en continuant ce travail vous assurez son souvenir. Si vous vouliez faire votre deuil de votre amie il vous faudrait partir, aller dans des endroits ou rien ne vous la rappellerait.
« Je sais, dit Jo ; c'est pour ça que je reste, je ne veux pas l'oublier.
« Moi, dit Pierre, je n'ai pas le droit de l'oublier.
« Jo le regarda sans rien dire et n'exprima pas ce qu'il pensait. Pierre s'en rendit compte mais n'osa pas le lui demander. Un silence s'établit qui n'était plus dans le respect mais dans la gêne.
« Je crois que je vais rentrer à Belfort tout de suite, dit Pierre. J'ai un certain nombre de choses à mettre en place à l'usine et à la maison et puis je reviendrai demain chercher les affiches chez l'imprimeur. Il faut que je prévienne les gens là-bas. Au début je ne voulais pas le faire tout de suite, mais maintenant je crois que je suis obligé. Il y a aussi les enfants que je dois essayer de joindre.
« Croyez vous que vous aurez le temps ? Demanda Madeleine. Il est presque trois heures, en roulant bien vous ne serez pas la-bas avant ce soir. Vous n'aurez pas le temps de revenir demain. Si vous voulez j'irai chercher les affiches à l'imprimerie.
« C'est gentil, dit Pierre. Il faudra malgré tout que je retourne voir cet homme, car je crois qu'il connaît Isabelle. Et puis je n'ai plus de photos d'elle ici pour faire une campagne de réseau comme je vous en ai parlé.
« Il vous reste les négatifs, dit Madeleine ; cela suffit pour faire une affiche. Vous devriez vous en occuper avant de partir, ce serait du temps de gagné.
« Vous avez raison, dit Pierre en souriant, vous avez toujours raison.
Il demanda l'annuaire des téléphones à Jo et chercha les adresses d'annonceurs de la région. A Nice il n'y avait pas de problème, ils étaient plusieurs à se partager le marché et il put obtenir un rendez vous pour dans la demi-heure qui suivait. Il avait eu envie de partir tout de suite pour se jeter sur l'autoroute et tenter de mettre des kilomètres entre lui et ses pensées, mais il avait encore cela à faire avant de rentrer.
« Nous nous revoyons très bientôt, dit-il à Madeleine et Jo en se levant. Je veux bien pour les affiches, ajouta-t-il à l'intention de Madeleine. Dites à l'imprimeur que je passerai le voir et que je le réglerai directement.
Il sortit quelques cartes de visite de ses poches :
« Donnez lui mes coordonnées pour qu'il établisse la facture. Je reviens vous voir dès que je rentre.

 

(à suivre) 

06/07/2005

J'avais pissé dehors

J'avais pissé dehors





M'sieur l'juge,
Trois gouttes de pipi d'ange...
J'ai pissé à travers la grille
J'ai arrosé les orties
Qui donc que ça dérange ?
C'est pas d'ma faute
J'aime la nature,
L'odeur des chiottes
C'est une torture...
C'est pas pour être bravache
M'sieur l'juge,
Soyez pas vache !

14:35 Publié dans Poèmes | Lien permanent | Commentaires (0)