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30/11/2004

A table !

A table !


A cette époque je célébrais l'alcool.
Quand, quittant le travail, je revenais dans mon quartier, je flânais devant les vitrines des magasins en me demandant ce qu'encore une fois j'allais bien manger. Je ne pensais pas à boire. A ce stade de la réflexion je me serais bien contenté d'eau. Mais, en passant devant les étalages des poissonniers, des charcutiers, des bouchers ou des marchands de légumes, au moment de faire un choix, d'hésiter entre le fromage et le dessert, je commençais toujours à me demander ce que j'allais boire pour accompagner ce que j'allais acheter. Il ne me semblait pas absolument avoir une volonté alcoolique, comme disent les psychologues, ni manquer de volonté, comme dit le parler populaire. C'était simplement une affaire de goût. Le vin blanc allait mieux avec le poisson et certaines entrées froide, et le vin rouge avec le fromage. Pour le plat principal, sachant que j'étais seul, je tâchais de choisir un vin qui put correspondre avec le reste du repas. D'ailleurs, solitaire, je buvais rarement plus d'une bouteille ; et encore, souvent ne la finissais-je même pas. Mais je mettais un point d'honneur à trouver le breuvage qui put transformer en fête le moindre dîner de solitude. Quand j'entrais dans un magasin j'allais d'abord au rayon des viandes. Là, je les regardais toutes : le veau, le bœuf, le porc, les abats ou les gros morceaux, les grillades ou les pièces à rôtir, les bouillis et les ragoûts. Je ne les choisissais pas en fonction de la saveur que je leur présumais, mais à cause de leur apparence. J'aimais les pièces qui me paraissaient saines, tendres, à la fois fraîches et suffisamment rassies, dont la couleur montrait que s'était effectué le lent processus de transformation chimique qui les préparait à une dégustation savoureuse et qui présentaient un fin réseau de lignes de graisses qui prouvait qu'elles allaient rester tendres et onctueuses pendant la cuisson. Je les imaginais avec la sauce qui allait les recouvrir ou au contraire dans l'absolue nudité d'une chair que l'on se contente de poser sur le grill. Je réfléchissais à la manière dont j'allais les cuire pour qu'elles restent tendres et moelleuses et je visualisais la présentation de mon plat : les viandes blanches s'accordent bien avec les légumes de couleur pâle et les viandes rouges avec les couleurs chaudes et les verts prononcés. On peut bien sûr faire des choix différents, il n'y a pas de règle absolue, ce qui compte avant tout étant l'enchantement que l'on éprouve à l'arrivée du plat. Mais je m'étais fixé un certain nombre de règles esthétiques. Et pour moi l'esthétisme résidait autant dans le goût que dans la présentation. Tout devait être une œuvre : autant le geste précis qui tronçonnait les légumes que la juste température de l'huile dans laquelle on précipitait les morceaux de poulet ou de bœuf. Et partant du choix initial d'une pièce de boucherie j'imaginais toute une palette de saveurs. Autour du plat principal, suivant mon appétit et surtout quand j'attendais des invités, je composais le reste de mon dîner : les entrées, faites souvent de poisson froid que j'avais pêché avec mon bateau et que j'apprêtais en entre-mets les plus divers comme des flans ou des terrines de poisson, ou des fruits de mer, ode permanent aux côtes de Normandie où l'on pêche à pied toutes sortes de coquillages et de crustacés que l'on mange de la manière la plus simple mais la plus savoureuse. Plus rarement je servais des charcuteries, sauf quand j'avais envie d'évoquer le souvenir d'un jour ou je m'étais régalé chez l'un ou l'autre de mes amis, puis, venaient les fromages. Souvent, arrivé là, je calais, surtout quand j'étais seul ; mais dès que j'avais des invités je composais une assiette ou un plateau dont je choisissais les ingrédients un par un : il me fallait toujours un chèvre et une pâte cuite, un bleu et un fromage à croûte jaune, comme les normands Pont-l'Évêque ou Livarot, le picard Maroilles ou l'Époisses bourguignon. Bien sûr, parmi les fromages jaunes j'essayais toujours de trouver une place pour le Munster si fort d'odeur mais si doux de goût et pour le Rouy mayennais. Parmi les bleus c'est le Roquefort au lait de brebis qui avait ma préférence, mais de temps en temps je me laissais tenter par un Gorgonzola italien ou un bleu du Danemark au goût si fort qu'il peut faire croire à un viol du palais tant qu'on ne l'a pas apprivoisé mais qui, passé la première surprise de cette brutalité sauvage et exotique, laisse l'impression d'une révélation à apprécier à dose homéopathique comme les piments terribles de la caraïbe. Pour les chèvres c'était plus simple : je les aimais tous de manière égale et l'on a l'impression, quand on mange du chèvre de porter à sa bouche toujours le même fromage : seul change le degrés de maturation, mais il y a une surprenante constante dans le goût des fromages de chèvre : on peut l'aimer ou ne pas l'aimer, mais un chèvre est toujours un chèvre au contraire des fromages de vache qui sont si différents les uns des autres. Je pense que cela doit venir du caractère caprin : ce sont des animaux vraiment têtus, beaucoup moins dociles, même s'ils s'apprivoisent facilement, que les brebis ou les bovidés. Ils gardent toujours leur caractère inaltérable et leur regard, avec leurs yeux fendus, est encore pire que celui des chats. Les chèvres savent rire en bondissant sur les talus et leur air moqueur donne son goût au fromage ; d'ailleurs, le fromage de chèvre quand il est très fort est appelé fromage de bouc ; le bouc n'est-il pas l'image du diable ?Et quelle fermière ne se sera jamais méfiée de leurs sabots pointus pendant la traite ? Elles manquent de force, certes, mais pas de vivacité ! Je mettais aussi pour adoucir la bouche, à la fin de l'assiette, un morceau de pâte cuite comme un Comté parfumé ou un tendre Emmenthal, un de ces fromages que l'on mange sans pain !
Quand j'avais choisi tous les éléments de mon repas je me mettais en quête du breuvage magique et je faisais trois ou quatre fois le tour du rayon des vins. Je n'ai jamais bu de très bon Bordeaux ; ceux que je trouvais dans le commerce et qui étaient à portée de ma bourse me paraissaient âpres et sans saveur. De loin je leur préférais un vin des Côtes du Rhône fort de caractère et parfumé comme un Crôze - l'Ermitage ou un Vacqueyras, à moins que je n'ailles trouver dans quelque magasin improbable un Corbières Montagne d'Alaric, à la renommée confidentielle mais au goût miraculeux ! Pour les blancs je préférais les vins d'Alsace au parfum si fruité ou les Bourgognes aligotés qui emplissent le palais d'effluves de terroir, mais en réunion nombreuse j'aimais terminer le repas par un Monbazillac glacé qui était délicieux avec les desserts et qui me rappelait mon enfance où j'avais découvert cette tradition chez ma grand mère. Parfois, en circonstances exceptionnelles, je sortais du fond d'une armoire une bouteille de vieille prune blanche ou de mirabelle comme j'avais vu les paysans en boire quand j'étais enfant, en Lorraine, et je me laissais aller à une dégustation voluptueuse et immobile. Alors, l'esprit embrumé et le corps repu, je m'endormais en écoutant de la musique et j'oubliais tous les projets, tous les désirs qui m'avaient porté toute la journée !

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