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24/11/2004

P'tit chien



P'tit chien








C'était il y a très longtemps, quand j'habitais Barcelonne. Je vivais tout en haut d'un vieil immeuble de la Calle Hospital, au coeur du Barrio Chino. Des chinois je n'en avais jamais vu dans le quartier, mais il devait tenir son nom des temps anciens où, depuis le port tout proche, des bateaux partaient vers le lointain orient. La façade de l'immeuble était noire d'histoire ; Barcelonne ne ravalait pas encore ses batiments à l'instar de Paris et les siècles qui étaient passés depuis sa construction avaient déposé des couches de suie et de poussière qui, recouvrant la pierre sculptée d'une patine mélangée de mousse, augmentait encore l'aspect gothique de l'immeuble.
Une nuit où je rentrais chez moi après une soirée prolongée dans les bars du Paseo de Gracia j'empruntai les Ramblas après avoir traversé la Plazza de Catalunya. Il avait plu et les trottoirs mouillés reflétaient la lumière des réverbères. Malgré l'heure tardive il y avait encore de l'animation sur les ramblas. Certains kiosques de fleuristes étaient ouverts toute la nuit et il y avait toujours quelques cireurs qui étaient là, prêts à sortir un paquet de cigarettes de contrebande de dessous la caisse de bois où ils rangeaient leur matériel. Toute la nuit du monde passait ; il y avait les prostituées et leurs clients, mais aussi toute un foule d'individus qui naviguaient de bar en bar, qui sortaient du dernier café pour attendre le premier boulanger, qui veillaient pendant des heures et des heures et n'allaient se coucher, rassurés, que quand le jour commençait à se lever. Souvent je m'était demandé quel mystérieux rapport reliait les noctambules, qui se disent amoureux de la nuit, à cet étrange moment du jour ou justement il ne fait pas jour. J'avais entendu parler de ces peuples d'Afrique dont l'islamisation était récente et qui, rassemblés autour d'un feu, mangeaient du cochon sauvage pendant ces heures ténébreuses car ils pensaient que Dieu ne pouvait pas les voir. D'autres fois je m'étais demandé si les noctambules aimaient vraiment la nuit, s'ils lui faisaient vraiment confiance, incapables qu'ils étaient de lui confier leur sommeil. Mais je n'avais jamais trouvé de réponse et je m'étais contenté comme tout un chacun de profiter au maximum de ces heures qui appartiennent à ceux qui n'ont rien à faire et se retrouvent entre eux quand la ville s'est libérée de l'agitation affairée des laborieux.
A un certain moment j'entendis un trottinement feutré qui me suivait à quelques pas. Je me retournai et je vis près de moi un petit chien au poil tout ébouriffé qui me regardait la tête penchée avec une expression amusante et sympathique. Je me penchai pour lui caresser la nuque ; il avait l'air si content et si affectueux que je m'attendais presque à le voir ronronner comme un chat. Je me relevai et repris ma marche vers la Calle Hospital avec la ferme intention de rentrer chez moi. Le petit chien me suivait, tantôt derrière, tantôt devant, tantôt marchant à côté de moi. Il me serrait de si près que plus d'une fois je faillis tomber en évitant de lui marcher dessus. Je ne savais qu'en faire, mais lui m'avait adopté. Je commençais à regretter de m'être arrêté pour le caresser. Il devait être égaré, à la recherche d'un nouveau foyer, et croyait sans doute qu'il avait trouvé en moi ce qu'il avait perdu ailleurs. Au bout de quelques minutes j'arrivai devant la porte de mon immeuble. Celle-ci était fermée et il fallu que je cherche ma clé au fond de mes poches. C'était encore un ancien système : il y avait plusieurs poignées donnant sur la rue, reliée à tout un système de tringleries et de cables qui actionnaient des cloches se trouvant à chaque étage. Les visiteurs devaient tirer ces sonnettes mécaniques et attendre qu'on vint leur ouvrir après les avoir identifiés dans le miroir d'un rétroviseur qui se trouvait à la fenètre. La porte devait rester fermée à clé à tout moment et il y avait toute cette installation archaïque qui permettait de se protéger des importuns. Hélas, il n'y avait pas de sonnettes pour les chambres du dernier étage. Les bonnes qui jadis y dormaient étaient sans doute supposées ne pas recevoir de visites et on n'avait pas jugé utile d'installer quelques tringles et quelques cables de plus. Maintenant que les bonnes avaient été remplacées par des étudiants cela n'avait pas changé et c'est pourquoi, sans doute par esprit de vengeance ou de révolte libertaire, certain de mes co-locataires négligeaient de fermer la porte à clé. Pourtant cette nuit là elle était bien fermée et je fus heureux de ne pas avoir oublié la mienne. Pendant que j'ouvrais ma porte en ayant en tête toutes ces considérations sur les sonnettes je sentis le petit chien qui se faufilait entre mes jambes. Je l'avais oublié quelques secondes mais lui avait été habile à s'introduire dans l'immeuble. Il avait l'air si mignon que j'eu pitié de lui et que je l'autorisai à monter avec moi.
" Tu viens, lui dis-je ; mais pour cette nuit seulement tu entends ? Pour cette nuit seulement parce que demain je te remets dehors ! C'est tout petit chez moi, ajoutai-je, tu verras, il n'y a pas de place !
En même temps que je disais cela j'avais bien conscience de n'en n'être qu'à moitié convaincu et je ne savais pas trop comment je m'y prendrais pour m'en défaire si lui avait vraiment l'intention de rester avec moi. Il entra à ma suite dans ma chambre et se coucha par terre devant la porte. Au moins il avait l'air d'avoir tout de suite trouvé sa place, il devait sans doute être habitué à s'installer là dans son ancien domicile.
" Tu sais plus où c'est chez toi, lui demandai-je ; t'as pas un maître qui t'attend ou un petit garçon qui pleure parce qu'il a perdu son chien ?
Il me regardait avec une expression très intéressée mais ne trouva rien à répondre. Pendant ce temps là je me déshabillais tout en lui parlant comme si c'était à quelqu'un qui pouvait me comprendre et soutenir une conversation. Je n'avais jamais eu de chien mais j'avais l'impression que c'était comme cela qu'il fallait faire quand on en avait un, qu'il fallait lui dire des choses, n'importe quoi, mais sans arrêt car s'il ne comprenait pas les mots il devait sentir qu'on s'adressait à lui. Je lui mis un saladier plein d'eau devant l'évier et me couchai après avoir enfilé un pyjama. Ma chambre était minuscule et il n'y avait guère de place, sauf pour tourner autour du lit, de sorte que quand j'y étais je n'avais guère d'autre choix que de me coucher.
Bien sûr, dès que je fus au lit il y sauta et vint s'allonger sur mes pieds. Je tentai de le repousser, de le faire redescendre mais il était têtu et me resistait en grognant pour me montrer que c'était lui qui commandait et que je devais accepter sa présence sur le lit. Je commençais à être vraiment embêté et ne savais plus comment m'y prendre pour le faire obeïr. A ce moment je fus surpris par un étrange phénomène : en le regardant j'avais l'impression qu'il s'était mis à grossir. Il ne faisait plus la taille du minuscule petit chien que j'avais trouvé dans la rue, mais avait dépassé celle d'un grand caniche et continuait à enfler, gonfler, grossir de tous les côtés, par devant, par derrière, par dessus et dessous, si bien qu'en très peu de temps il occupa tout le lit. Il avait atteint puis dépassé la taille d'un Saint-Bernard, ressemblait désormais à un veau et continuait de grossir encore. Moi j'étais dans mon lit, couché sous lui et je ne savais pas par quel miracle je n'étais pas écrasé par son poids . A force de grossir il avait fini par toucher les murs de la chambre, par toucher le plafond et il n'y avait plus un espace qui ne fut occupé par sa masse énorme. Moi j'étais en train d'étouffer, je n'arrivais plus à respirer ; ses poils pénétraient dans ma bouche, dans mon nez et je me débattais comme je pouvais pour essayer de le repousser. A ce moment là il écrasa l'ampoule qui brillait au plafond, il y eut une petite explosion et je me retrouvai assis dans mon lit en proie à une angoisse incommensurable. Je mis quelques instants à reprendre mon calme et réalisai que je venais de m'éveiller d'un cauchemard ; il n'y avait pas, il n'y avait jamais eu de chien. Je restai assis ainsi pendant quelques minutes, les pieds pendant du lit vers le sol et tout à coup je vis sur la moquette les quelques morceaux de verre de l'ampoule brisée.

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