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23/11/2004

Conte dans les nuages

Conte dans les nuages






C'était en avril 1944. Mon père revenait d'une mission de bombardement dans la Ruhr. Le soleil, qui se levait dans son dos, lui indiquait qu'il était dans la bonne direction et qu'il filait droit vers l'Angleterre. En pleine bagarre, une balle, venue d'un chasseur allemand, avait traversé son tableau de bord et avait coupé toute vie à ses instruments. Le chasseur avait disparu, sans doute abattu par un autre appareil de l'escadrille des Forces Françaises Libres à laquelle mon père appartenait. Lui avait continué tout droit, encore et encore, pour échapper à cette mort qui le poursuivait. Et puis il s'était retrouvé seul dans le ciel libre au moment où le jour se levait. Il ne savait pas très bien où il était, mais savait qu'il n'avait qu'à voler vers l'ouest et finirait bien par atteindre la côte et la mer, et de là, l'Angleterre. Il ne voyait pas le sol car il volait au dessus des nuages. Ne s'étant, pour sa mission, pas enfoncé profondément au coeur de l'Allemagne, il savait qu'en moins d'une demi-heure il serait au dessus de la mer, hors d'atteinte de la DCA allemande. Son moteur ronronnait gentiment, et n'eut été cette panne d'instruments qui le privait de toute position, d'altimètre, de vitesse mais aussi de radio, il aurait été tout à fait rassuré. Mais il s'était déjà trouvé dans la même situation et n'avait pas eu de mal à rentrer. Dans quelques temps il pourrait redescendre au dessous des nuages et voler à vue jusqu'à se poser sur n'importe quel aérodrome anglais. Pour le moment cette couche cotonneuse le protégeait et il n'avait qu'à voler en se fiant au soleil. De temps en temps il voyait de petits nuages qui explosaient assez loin de lui. En bas, les allemands, qui l'entendaient sans le voir, devaient enrager et tirer au hasard. Bientôt, ces témoignages de la DCA allemande disparurent dans son dos. Il devait avoir franchi les ultimes lignes de défense qui auraient pu lui couper la route du retour. Soudain il entendit son moteur qui changeait de régime. Cela dura quelques secondes et puis tout s'arrêta. Il n'avait plus de carburant ; la balle qui avait brisé ses instruments devait aussi avoir endommagé son arrivé d'essence et le réservoir s'était vidé à son insu. Son avion commença à piquer du nez et à se rapprocher du sol. Il leva la main au dessus de sa tête et déverrouilla la poignée de sécurité du cockpit de plexi-glass. Celui-ci, chassé par la force du vent, s'arracha dans un bruit de tonnerre. Il avait, au cours de ses entrainements, mille fois répété ces gestes et savait parfaitement ce qu'il avait à faire. Il défit son harnais de sécurité, et, se cramponnant au bord de l'appareil avec le vent qui lui fouettait le visage, il se laissa glisser le long de la carlingue de l'avion. Le moteur était coupé et il vit l'appareil qui s'éloignait en silence. Il n'entendait que le bruit du vent qui mugissait dans ses oreilles.
Il tira la poignée de commande d'ouverture de son parachûte et rien ne se passa. Il tira encore une fois, deux fois, trois fois, il ne se passait toujours rien. Il essaya avec son parachute ventral, plus petit, qui ne devait servir qu'en cas d'extrême urgence car il freinait moins et son utilisation était dangereuse, mais rien ne se passa là non plus. Il devait y avoir eu un problème à l'atelier de pliage et c'était tombé sur lui. Cela arrivait quelques fois, mais les pilotes étaient rarement là pour le raconter. Calculant rapidement à quelle altitude il devait voler quand son moteur s'était arrêté, il comprit que sa chute durerait moins d'une minute. Un corps qui tombe dans le vide atteint une vitesse stablisée de deux-cent-cinquante kilomètres heures. Chutant depuis une altitude de quatre mille mètres il en avait à peu près pour une minute. La minute la plus longue - et aussi la plus courte - de sa vie de jeune aviateur. Il avait à peine vingt ans et n'avait jamais songé que les choses pouvaient se terminer ainsi ; il s'attendait à mourir, bien sûr, mais dans une grande explosion au cours d'un combat aérien, pas ainsi dans une chûte inéluctable. Il revit son enfance en Lorraine et puis très vite sa fuite à seize ans pour échapper à la mobilisation dans l'armée allemande. Il était allé en Espagne, avait été interné là-bas dans un camp de concentration, puis, parlant anglais, il s'était fait passer pour un américain. Les espagnols renvoyaient les français échappés, à plus forte raison les lorrains et les alsaciens qui étaient considérés comme des déserteurs de l'armée allemande. Le consul des Etats-Unis, qui passait là à la recherche de ses compatriotes - C'était en mille neuf cent quarante et un et les américains n'étaient pas encore entrés dans la guerre - vit tout de suite à qui il avait affaire et le prit sous sa protection. De là mon père passa en amérique et rejoignit les Forces Françaises Libres en angleterre.
Il songea à Gladys, sa jeune épouse anglaise qui lui avait donné un enfant. Ils étaient tous les deux à peine plus que des adolescents quand ils s'étaient rencontrés et dès leurs premières amours Gladys s'était trouvée enceinte. Le père de la jeune fille, au début, avait été furieux, surtout que ce fut avec un de ces "frenchies" qui avaient été vaincus, avaient capitulés et avaient laissé l'Angleterre se battre seule contre la barbarie hitlerienne. Puis, avec le temps, comme il aimait sa fille, il avait accepté qu'elle se maria avec son diable de frenchie. Comme c'était encore le début de la guerre et que les Forces Françaises étaient seulement en train de se former et ne participaient encore à aucune opération, les deux jeunes époux vivaient dans la maison des parents de Gladys et mon père rentrait tous les soirs.
Soudain, dans sa chûte, il traversa la couche de nuages. Il vit qu'il était au dessus de la mer. Il n'y avait aucune trace de son avion qui avait du continuer plus loin, en vol plané, avant de s'abîmer dans les flots. Pour lui cela ne faisait aucune différence. Mer ou terre, à la vitesse à laquelle il allait, la surface de l'eau aurait la solidité d'un mur et son corps serait disloqué au premier contact. Il avait froid, le vent qui entrait dans son blouson le réfrigérait. Il hésita entre se rouler en boule pour se protéger de la température et accélèrer sa chûte sans issue ou, au contraire, ouvrir son corps à plat pour se ralentir et se donner quelques secondes de vie supplémentaires. En bas il voyait des bateaux, des escorteurs de la Royal Navy. Il ne devait pas être loin des côtes anglaises et son parcours allait s'arrêter là.
Il repensa à Gladys, sa jeune épouse et à leur enfant. Peut-être après tout sa mort était elle normale. Il n'aurait personnne pour le regretter et c'était finalement bien que sa vie s'arrêta là. Gladys et son fils avaient été tués dans un bombardement alors qu'il était aux Etats-Unis en formation de pilote. Il avait reçu un courrier de son beau-père qui lui annonçait la triste nouvelle. Quand il était rentré en Angleterre, quelques mois plus tard, il n'avait pu qu'aller se recueillir sur leur tombe. Il avait l'impression que sa vie s'était terminée ce jour là. Après, les missions au dessus de la France ou de l'Allemagne s'étaient enchaînée les unes après les autres. Il prenait tous les risques et était considéré comme un héros, mais ce que personne ne savait c'est que son énergie n'était que celle du désespoir et qu'il avait à la fois envie de tuer et de mourir, et s'il restait en vie, c'était simplement pour pouvoir continuer à tuer encore.
En bas, il vit les bateaux qui grossissaient, la mer qui se rapprochait. Il n'en avait plus que pour quelques secondes. Il n'avait plus rien à regretter. Sa vie avait été rapide et courte, mais tous les jours il y avait des milliers de personnes qui mouraient à cause de cette guerre. Il faisait simplement partie du lot et dans quelques jours tout le monde aurait oublié son existence.
Soudain il sentit une secousse violente et une douleur vive qui lui déchirait les aisselles. Sa chûte se ralentit brutalement et il sentit son corps qui se balançait au bas du parachûte qui venait de s'ouvrir. Tout repartait.


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